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Centre d’information et d’études sur les migrations internationales

Des migrants en route vers les États-Unis sont soignés dans un centre de soins médicaux à Danlí, au Honduras - © UNOCHA/Vincent Tremeau

Panorama 2023 des migrations internationales1 Ce panorama fait état de l’évolution des migrations dans le monde de janvier à début octobre 2023.

Bref aperçu statistique

Les limites des données statistiques

En raison de la nature même de leur objet, soumis à des changements rapides, les statistiques sur les migrations internationales sont imprécises. Les données quantitatives fournies par les organismes de référence, à savoir les agences onusiennes et l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE), sont le résultat de multiples ajustements des chiffres, souvent contradictoires, d’une uniformisation des définitions hétérogènes des termes communément employés par les institutions nationales et d’estimations plus ou moins fiables. Elles se bornent en général à recenser les personnes immigrées depuis plus d’un an en possession d’un statut juridique régulier. Beaucoup de « migrants » n’entrent donc pas dans cette catégorie, qu’il s’agisse de personnes en situation irrégulière ou en transit, ou simplement de personnes qui ne sont pas enregistrées par les administrations publiques. Chaque année, plus d’un milliard d’individus (touristes, personnels des corps diplomatiques, hommes d’affaires, transfrontaliers, etc.) se déplacent dans le monde en traversant une frontière nationale. À ce chiffre s’ajoutent les personnes qui migrent au sein d’un même pays, une migration qui s’apparente parfois à des migrations internationales. Opérer une distinction entre « migrants » et « non-migrants » au sein de cette masse en mouvement peut alors se révéler une tâche quasi impossible.

À ces difficultés se greffent les retards dans la collecte des données, trois années pouvant s’écouler entre la date de collecte et la publication des données. à titre d’exemple, les chiffres concernant les transferts de fonds sont généralement plus actualisés que ceux des personnes en migration.

Cadre général

En dépit des observations précédentes, les statistiques disponibles sur les sites web des organisations internationales et dans les rapports qu’elles produisent permettent de dresser un tableau assez évocateur de l’ampleur du phénomène, de la direction des mouvements migratoires et de leur composition selon l’âge, le sexe et, très partiellement, les raisons du départ (migrations forcées ou non).

Calculé à partir de la tendance mathématique qui se dégage des données existantes2 Cf. United Nations, Department of Economic and Social Affairs, Population Division (2020). International Migrant Stock 2020, disponible en ligne à la page web https://www.un.org/development/desa/pd/content/international-migrant-stock. allant de 2005 à 2020 (méthode de la « prévision linéaire »), le stock total d’immigrés en situation régulière dans le monde devrait s’élever, à la fin de 2023, à quelque 297 millions de personnes. Bien qu’il s’agisse en pourcentage d’une petite minorité de la population mondiale, ce chiffre a augmenté régulièrement depuis 1995, passant de 2,81 % à 3,65 % aujourd’hui. Parallèlement, en un quart de siècle la population immigrée a vu s’accroître la part des hommes, l’écart entre les deux sexes frôlant désormais 4 %, contre 1,16 % en 1995.

Immigration

Certaines aires géographiques attirent plus massivement les migrants internationaux. Parmi celles-ci, nous pouvons distinguer cinq « groupes » principaux de pays à forte immigration. Mentionnons d’abord les plus importants États anglo-saxons (États-Unis, Royaume-Uni, Canada, Australie)3 Les listes fournies entre parenthèses ne mentionnent que les principaux pays des aires géographiques ou « groupes » de pays dont il est question., qui accueillent à eux seuls un quart des immigrés, les États-Unis arrivant très largement en tête du classement (46 millions), suivis par les États membres de l’UE les plus peuplés, à savoir l’Allemagne (15 millions), la France (8,5 millions), l’Espagne (6,8 millions) et l’Italie (6,3 millions), où la proportion des femmes migrantes est légèrement supérieure à celle des hommes. Juste derrière figurent les pays du Golfe arabo-persique (Arabie Saoudite, 13 millions ; Émirats arabes unis, 8,4 millions ; Koweït, 2,9 millions), caractérisés à la fois par des taux élevés d’étrangers (entre 60 % et 90 %, à l’exception du royaume saoudien, 36 %) et une nette prédominance parmi ceux-ci des hommes (70 %). Si ces trois « groupes » de pays représentent surtout des pôles d’arrivée des flux migratoires, le quatrième a la particularité d’accueillir des millions de migrants tout en étant lui-même concerné par une émigration de grande ampleur. Il rassemble des pays aux superficies très vastes situés à l’est de l’UE et du Golfe arabo-persique : la Russie (11 millions), la Turquie (6 millions), le Kazakhstan (4,6 millions), l’Inde (4,5 millions), l’Ukraine (4,5 millions), le Pakistan (3,2 millions) et l’Iran (2,9 millions). Le cinquième groupe, quant à lui, est constitué par des pays d’Asie de l’Est, notamment la Malaisie (3,2 millions, majoritairement des hommes), Hong Kong (2,9 millions, des femmes pour la plupart), le Japon (2,4 millions), Singapour (2,2 millions) et la Corée du Sud (1,7 million).

Le géant démographique qu’est la Chine mériterait de faire l’objet d’une analyse spécifique. En effet, alors que le pays ne compte officiellement que 0,9 million d’immigrés (0,06 % de la population), il se classe au sixième rang des pays émetteurs de transferts de fonds ; ce qui signifierait donc qu’au moins 7 millions d’étrangers seraient à l’origine de ces envois de fonds, une déduction qui contraste donc avec les données officielles.

Émigration

Des raisons économiques et/ou des changements politiques majeurs expliquent souvent les migrations internationales. Les principales aires géographiques à l’origine des flux migratoires se concentrent dans certaines régions du monde en voie de développement, où les pays riches vont chercher la main-d’œuvre dont ils ont besoin.

Sur la planète, 16 % des émigrés proviennent du sous-continent indien (Inde, 17,8 millions et premier pays d’origine en valeur absolue ; Bangladesh, 7,4 millions ; Pakistan, 6,3 millions ; Afghanistan, 5,8 millions ; Birmanie, 3,7 millions ; Népal, 2,5 millions) et se dirigent vers les pays du Golfe arabo-persique et les États-Unis, où leur présence permet de répondre à la forte demande d’un marché du travail en expansion.

15,8 % environ de personnes ayant quitté leur pays sont originaires de l’ancien bloc soviétique (Russie, 10,7 millions ; Ukraine, 10,2 millions [dont 40% de réfugiés] ; Pologne, 4,8 millions ; Kazakhstan, 4,2 millions ; Roumanie, 4 millions). Parmi ces migrants, on dénombre environ 55 % de femmes. Ils se dirigent soit vers les pays occidentaux de l’UE (Allemagne, Royaume-Uni, Europe méridionale), soit vers les pays transfrontaliers.

14,4 % des migrants internationaux proviennent d’Amérique latine, et en particulier d’Amérique centrale (Mexique, 11,2 millions et deuxième pays d’origine en valeur absolue ; Venezuela, 5,4 millions4 Il s’agit d’un chiffre très sous-estimé. D’autres sources font état de plus de 8 millions d’émigrés vénézuéliens. ; Colombie, 3 millions ; El Salvador, 1,6 million, Guatemala, 1,4 million) et des Caraïbes (Porto Rico, 1,8 million ; Haïti et Cuba, 1,7 million chacun ; République dominicaine, 1,3 million ; Jamaïque, 1,1 million). Si cette émigration s’oriente essentiellement vers les États-Unis, les pays limitrophes et ceux du cône méridional du continent sud-américain (Argentine, Chili) constituent toutefois l’alternative la plus fréquente. Les ressortissants des pays des Andes septentrionales (Équateur, Pérou, Colombie) sont, par ailleurs, très présents également en Espagne et en Italie.

Certains pays du Sud-Est asiatique sont d’importants pourvoyeurs de main-d’œuvre à destination des États-Unis, des puissances économiques du Golfe arabo-persique ainsi que des pays d’Asie de l’Est. Il s’agit des Philippines (6,1 millions), de l’Indonésie (4,6 millions), du Vietnam (3,4 millions), du Laos (1,4 millions) et du Cambodge (1,2 millions), qui concentrent 7,6 % des émigrés mondiaux, un pourcentage qui atteint 11,15 % si l’on y ajoute les Chinois (10,4 millions).

Bien que faisant l’objet d’une forte médiatisation, les ressortissants du Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest (plus le Nigeria, le Tchad et la Centrafrique) ne représentent respectivement que 2,16 % et 3,8 % des exilés.

Enfin, une mention particulière doit être faite concernant les 8,4 millions d’émigrés syriens, 75 % d’entre eux étant des réfugiés.

Flux migratoires

Quantifier les stocks migratoires mondiaux s’avère une tâche difficile, mais calculer les flux de migrants qui se déplacent actuellement et qui rejoignent les communautés formées par leurs compatriotes à l’étranger l’est plus encore. Cependant, l’analyse des séries chronologiques de données sur les stocks et la prise en compte des chiffres relatifs aux envois de fonds les plus récents permettent de mettre en évidence certains phénomènes.

Alors que l’Allemagne, les États-Unis et les pays du Golfe arabo-persique continuent de voir le nombre de leurs immigrés augmenter, d’autres pays, qui autrefois n’étaient pas des destinations de choix pour les migrants, connaissent aujourd’hui des flux migratoires importants. Il s’agit notamment de certains pays de l’ancien bloc soviétique, aujourd’hui membres de l’UE, tels que la Pologne, la Roumanie et la République tchèque.

En matière d’émigration, après le ralentissement provoqué par la pandémie de Covid-19, beaucoup d’habitants des républiques turcophones d’Asie centrale ont repris le chemin des pays voisins à la recherche de ressources économiques indispensables à la survie de leurs familles, tandis que l’émigration chinoise semble en perte de vitesse.

Migrations forcées

Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR), à la fin de 2022 étaient considérés comme des « migrants forcés » :

  • les réfugiés dont la situation correspond à la définition de la Convention de Genève de 1951 (35,3 millions) ;
  • les demandeurs d’asile (5,4 millions) ;
  • les déplacés au sein de leur propre pays (62,5 millions) ;
  • les personnes « nécessitant une protection internationale » (5,2 millions), et qui, pour différentes raisons, ne sont pas encore reconnues comme étant des « réfugiés ».

À ces quelque 108,4 millions d’individus l’ONU ajoute près de 6 millions de Palestiniens auxquels l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) porte assistance.

Alors que depuis plus d’un an le nombre total des migrants forcés a dépassé la barre des 100 millions, chiffre destiné à s’accroître au fil du temps étant donné le faible volume des réinstallations (114 000) et des retours annuels (339 300), techniquement seuls les réfugiés, les demandeurs d’asile et une partie des personnes nécessitant une protection internationale font partie des « migrants internationaux ».

70 % des réfugiés recensés par le HCR proviennent de cinq pays : la Syrie (6,3 millions), où sévit toujours la guerre civile ; l’Afghanistan (5,7 millions), désormais sous le régime autoritaire des Talibans ; l’Ukraine (4,2 millions, dont 65 % de femmes), où les affrontements avec l’armée russe se poursuivent ; le Soudan du Sud (2,3 millions), ravagé par des luttes interethniques sanglantes et la famine ; et la Birmanie, que 700 000 ressortissants de l’ethnie rohingya ont quitté pour le Bangladesh entre 2016 et 2018 après la répression génocidaire perpétrée par l’armée birmane à la suite de leur soulèvement5 Dans cette liste ne figurent pas encore les très nombreux réfugiés du Soudan, un conflit armé ayant très récemment éclaté dans ce pays..

Les 30 % de réfugiés restants viennent en grande partie d’Irak, du Golfe du Mexique (Nicaragua, Venezuela, Honduras, Colombie, El Salvador, Guatemala, Cuba, Haïti, etc.) et, surtout, des pays allant de la Corne de l’Afrique au Nigeria, en passant par les deux Soudans.

Hommes et femmes se répartissent à part quasiment égale parmi les réfugiés, mais leur proportion varie selon les pays d’origine.

Limitrophes des pays d’origine dans 75 % des cas, les principaux pays d’accueil des réfugiés sont la Turquie (3,6 millions, surtout des Syriens), l’Iran (3,4 millions, surtout des Afghans), l’Allemagne (2,1 millions, surtout des Ukrainiens et des Syriens), le Pakistan (1,7 million, surtout des Afghans), l’Ouganda (1,5 million, surtout des Sud-Soudanais et des ressortissants de la République démocratique du Congo [RDC]), la Russie (1,3 million, surtout des Ukrainiens), le Soudan (1,1 million, surtout des Sud-Soudanais et des Erythréens), la Pologne (0,9 million, surtout des Ukrainiens) et le Bangladesh (0,9 million, surtout des Rohingyas et d’autres Birmans). La France apparaît au 13e rang (613 000, notamment des réfugiés d’Ukraine [69 000], d’Afghanistan [63 000], de Syrie [40 000], de Russie [34 000], du Sri Lanka [34 000] et de la République démocratique du Congo [33 000]).

Concernant les demandeurs d’asile, ces dernières années ont été marquées par une forte augmentation du nombre de personnes originaires des pays d’Amérique centrale et des pays du pourtour caribéen : Vénézuéliens (1,3 million), Nicaraguayens (277 000), Cubains (241 000), Honduriens (196 000), Haïtiens (178 000), Salvadoriens (149 000), Colombiens (144 000), etc. Ces personnes demandent l’asile notamment aux États-Unis, au Costa Rica, au Pérou, au Mexique et au Brésil.

Nombreux sont également les demandeurs d’asile du Moyen-Orient (Afghans, Irakiens, Iraniens) et de l’Afrique orientale et centrale (RDC, Corne de l’Afrique, Soudan et Soudan du Sud).

Par ailleurs, au fil du temps, le phénomène des populations déplacées à l’intérieur de leur propre pays a atteint des chiffres importants qui ont triplé en dix ans. Depuis longtemps, la Colombie est le pays le plus affecté par ce fléau (6,8 millions de déplacés) malgré l’accord de paix signé en 2016 entre le gouvernement national et les milices des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) : les dissidents des FARC ainsi que d’autres groupes armés opérant dans de vastes régions du pays. Après la Colombie, les États les plus touchés par les déplacements forcés sont ceux où des conflits armés sont encore d’actualité : Syrie, Ukraine, RDC, Yémen, Soudan, Soudan du Sud, Nigeria, Afghanistan, Corne de l’Afrique, Sahel (Burkina Faso, Mali, Tchad, Cameroun…), Irak, Mozambique, etc. Au total, 34 pays sont concernés.

Transferts de fonds

Pour des raisons évidentes, les données de la Banque mondiale sur les transferts de fonds des migrants sont plus à jour que les statistiques démographiques et elles sont relativement plus précises quant à la provenance des ressources financières.

La Banque mondiale opère une distinction entre les transferts de fonds réalisés vers les pays du « Premier monde » et vers les pays en voie de développement. Ainsi, si le montant global de ces envois d’argent s’est élevé en 2022 à plus de 821 milliards de dollars, la Banque mondiale estime que seuls 656 milliards ont concerné les aires géographiques où se concentrent les plus faibles revenus. Lorsqu’elle fait référence aux principaux pays récepteurs, à savoir l’Inde, le Mexique, la Chine, les Philippines, le Pakistan, l’Égypte, le Bangladesh, le Nigeria, etc., elle omet de faire figurer des pays qui se situent dans les premiers rangs de ce classement, comme la France (5e)6 Les quelque 30 milliards de dollars reçus par la France en 2022 au titre des transferts de fonds des migrants proviennent principalement d’Espagne, de Belgique, des États-Unis et de Suisse., l’Allemagne (10e), la Belgique (14e) et l’Italie (17e).

Si l’on considère les transferts de fonds reçus par les pays à faibles revenus, en 2022 les recettes sont supérieures de 8 % à celles enregistrées en 2021. Pour beaucoup de pays pauvres, elles constituent un apport essentiel, leur montant global dépassant à la fois celui de l’aide publique au développement (204 milliards) et celui de l’investissement direct des entreprises étrangères dans ces pays (480 milliards)7 Cf. RATHA, Dilip ; PLAZA, Sonia ; KIM, Eung Ju ; CHANDRA, Vandana ; KURASHA, Nyasha ; PRADHAN Baran. 2023, “Migration and Development Brief 38” : Remittances Remain Resilient But Are Slowing. KNOMADWorld Bank, Washington, DC, 39 p.. Ces ressources sont cruciales notamment pour des pays d’Asie centrale comme le Tadjikistan (51 % du PIB), le Kirghizistan (28 % du PIB) ou l’Ouzbékistan (21 % du PIB) ; pour des États d’Afrique subsaharienne comme la Sierra Leone (58 % du PIB), le Kenya, le Niger (36 % du PIB dans les deux cas), la Gambie (27 % du PIB) ; pour des pays du golfe du Mexique comme le Honduras, les Bermudes, El Salvador, Haïti, la Jamaïque, le Nicaragua et le Guatemala (entre 21 % et 27 % du PIB) ; mais aussi pour le Liban (28 % du PIB) et la Bulgarie (23 % du PIB).

Plus de la moitié de ces flux annuels sont transférés en Inde (111 milliards), au Mexique (61 milliards), en Chine (51 milliards), aux Philippines (38 milliards), au Pakistan (29 milliards), en Égypte (28 milliards), au Bangladesh (21 milliards) et au Nigeria (20 milliards).

Les pays émetteurs des transferts de fonds se situent quant à eux essentiellement en Amérique du Nord, autour du Golfe arabo-persique, dans les régions les plus développées de l’UE et, sans surprise, là où le système financier est particulièrement solide : en Suisse (4e rang) et au Luxembourg (8e rang)8 Il s’agit néanmoins de fonds destinés à des pays de l’UE souvent limitrophes : France, Allemagne, Italie, Belgique et Portugal..

Asie

L’Asie est le continent d’origine de plus de 40 % des migrants internationaux et la destination de 30 % d’entre eux. Notre survol migratoire de ce vaste territoire suivra un parcours d’Est en Ouest.

Au Japon, les inquiétudes suscitées par le déclin démographique, l’exode rural et la pénurie de main-d’œuvre dans divers secteurs, qui nécessiteraient un afflux important de travailleurs étrangers, se heurtent à la résistance de larges pans de l’opinion publique, représentés par le Jimintô, le Parti libéral démocrate au pouvoir, qui refuse que le Japon devienne un « pays d’immigration ». Toutefois, depuis avril 2019 et la création d’un nouveau visa « compétences spéciales », réservé à des secteurs sous tension précis, le Japon souhaite accueillir davantage de travailleurs étrangers qualifiés. Pour ce faire, le visa « compétences spéciales » de type 1 permet d’exercer dans 12 secteurs d’activité pendant cinq ans maximum. Le regroupement familial n’est pas autorisé. Le visa « compétences spéciales » de type 2, qui n’est pas limité dans le temps et permet le regroupement familial, ne concernait initialement que les secteurs du bâtiment et de la construction navale. En juin 2023, le gouvernement a décidé d’ajouter 9 secteurs, dont la restauration et les industries manufacturières. À côté du visa « compétences spéciales », il existe un visa de « stagiaire technique ». Ce programme, lancé en 1993 et remanié au fil des années, concerne des travailleurs sans compétences particulières. S’il avait pour but de former des stagiaires étrangers dans 87 secteurs précis afin qu’ils retournent ensuite dans leur pays d’origine dotés d’un savoir-faire, il a été détourné de son objectif initial, et a conduit à l’exploitation abusive des travailleurs étrangers. Actuellement, le Japon compte 1,82 million de travailleurs immigrés9 Cf.「移民国家日本」どうなる? 外国人労働者の「永住」拡大へ【時事まとめ】 | 就活ニュースペーパーby朝日新聞 - 就職サイト あさがくナビ. (Qu’adviendra-t-il de la « Nation japonaise » après l’acceptation de l’immigration? Expansion de la « résidence permanente » pour les travailleurs étrangers), Journal d’information sur la recherche d’emploi d’Asahi, https://asahi.gakujo.ne.jp/common_sense/current_events/detail/id=3615..

Plus à l’Ouest, en Corée du Sud, on observe un scénario similaire, une grande méfiance vis-à-vis des étrangers. Quel que soit leur pays d’origine, les migrants sont souvent perçus comme potentiellement dangereux et parfois victimes de discriminations. Le phénomène touche également les quelque 33 000 immigrés nord-coréens (t’albungmin) qui, bien que naturalisés, sont stigmatisés par la population locale qui considère qu’ils bénéficient d’une politique gouvernementale de discrimination positive10 Cf. HOUGH, Jennifer, The contradictory effects of South Korean resettlement policy on North Koreans in South Korea, « Journal of Ethnic and Migration Studies », vol. 48, n° 20, 2022, pp. 4922-4940.. Cette représentation négative concerne également les descendants des émigrés coréens en Chine rapatriés en Corée du Sud sans droit à la naturalisation (choso¢njok) et recrutés comme main-d’œuvre, ainsi que les épouses étrangères de Coréens (environ 290 000, principalement originaires de Chine, du Vietnam, de Thaïlande, des Philippines et du Cambodge), considérées comme des « fraudeuses ».

Dans ce pays, pourtant le seul au monde à afficher un indicateur conjoncturel de fécondité inférieur à un enfant par femme (0,89), le recours à l’immigration apparaît inévitable et les ressortissants des pays voisins (Chine, Vietnam, Thaïlande, Philippines) ne peuvent à eux seuls combler le manque de main-d’œuvre. C’est pourquoi la main-d’œuvre originaire du sous-continent indien y est en plein essor, même si la coexistence avec les nationaux engendre souvent des conflits ethno-religieux. En témoigne, par exemple, la résistance à l’encontre du projet de construction d’une mosquée pour la petite communauté pakistanaise de la ville de Daegu (anciennement Taïkou en français), quatrième métropole du pays. Les opposants ont manifesté leur désaccord à plusieurs reprises en brandissant des têtes de porc11 Cf. JAE-HEE, Choi, Mosque project pits villagers against Muslims in Daegu, The Korea Herald, November 11, 2022..

Pénurie de main-d’œuvre, politique de la « pureté ethnique », déclin démographique et rejet de l’immigration caractérisent également le grand voisin chinois de la Corée du Sud. Bien que pays multiethnique, la Chine se veut une nation mono-ethnique reposant sur un système économique autarcique capable de subvenir de manière autonome à ses besoins en main-d’œuvre, qui ne s’ouvre aux pays étrangers que pour accroître son produit intérieur brut (PIB). Or, cette politique montre désormais ses limites. L’Empire du Milieu n’est plus le pays le plus peuplé au monde, dépassé par l’Inde en 2023, et il doit répondre au manque patent de travailleurs dont souffrent beaucoup de ses entreprises. Ainsi, une étude publiée par une agence publique de conseil économique basée à Shanghai, la China International Intellectech Corporation (CIIC)12 Cf. 中智:八成企业蓝领用工荒,高技能人才用工缺口大-美通社 (« CIIC: Quatre-vingt pour cent des entreprises ont une pénurie de main-d’œuvre de cols bleus, et il y a une grande pénurie de talents hautement qualifiés-PR-Newswire. ») in https://www.prnasia.com/story/355883-1.shtml., prévoit en effet d’ici 2025 une pénurie de près de 30 millions de travailleurs dans l’industrie manufacturière. Face à ce constat, le refus de Pékin de recourir à l’immigration13 Cf. China needs foreign workers. So why wont it embrace immigration ? « The Economist » du 4 mai 2023. ne s’explique que par les craintes qu’engendrerait la présence massive d’étrangers dans le pays.

Par ailleurs, si la diaspora chinoise est largement étudiée et documentée, tout comme la migration interne des travailleurs chinois, la situation de l’immigration en Chine demeure, elle, très opaque. Les rares informations concernant les immigrés présents sur le territoire chinois sont plus d’ordre qualitatif que quantitatif, si l’on excepte les mentions d’une concentration de non-Asiatiques dans la province du Guandong et d’une forte présence de ressortissants des pays limitrophes dans le Yunnan. La plupart des communautés étrangères d’une certaine importance numérique se trouvent tout le long des frontières avec la Birmanie et l’ancienne Indochine, et elles partageraient la même souche ethnique que les autochtones. L’analyse des destinations des transferts de fonds émis depuis la Chine laisse toutefois apparaître la présence de nombreux Vietnamiens, Coréens, Philippins, Thaïlandais, Indonésiens ainsi qu’un groupe inattendu de quelque 20 000 Brésiliens établis dans la ville de Dongguan où ils travaillent dans la fabrication de chaussures14 Cf. AZEREDO, Rafael, Brazilians in Dongguan: Migration Across Analogous Industrial Clusters and (Re)creation of Homeland Abroad, « Journal of Intercultural Studies », vol. 44, n° 3, 2023, pp. 423-439..

Parallèlement, sur le plan intérieur, bien que la question ne fasse plus la une des médias européens, la persécution et la répression des Ouïghours est toujours d’actualité dans la province du Xinjiang, comme en attestent les rares personnes qui parviennent à s’échapper et qui sont poursuivies par les autorités chinoises dans les pays où elles trouvent refuge.

Plus au Sud, aux Philippines, le terme migration est synonyme d’exportation de main-d’œuvre vers un large éventail de pays d’Asie du Sud-Est, du Golfe arabo-persique, d’Amérique du Nord et d’Europe du Sud. Dans l’archipel des Philippines, il existe une pléthore d’agences, accréditées par le gouvernement, qui recrutent du personnel pour l’envoyer à l’étranger. Après la crise sanitaire, leur activité a fortement repris ces deux dernières années (+8 %), portée par des sondages ? comme celui réalisé en mars 2023 par l’agence Social Weather Stations ? , faisant état de l’intention d’un Philippin sur sept de s’installer à l’étranger, de préférence au Canada. À défaut de remédier à cet exode qui prive le pays de ressources humaines essentielles, le gouvernement philippin est soucieux de faire respecter les droits des « travailleurs philippins d’outremer » (OFW). À cette fin, en juin 2023, le Département des travailleurs migrants (DMW) a publié une liste de 20 mesures que les agences de recrutement sont désormais tenues de respecter, sous peine de se voir retirer leur permis d’exercer. Parmi les règles contenues dans le document législatif figurent l’interdiction pour les agences d’accepter toute participation étrangère en termes de capitaux et de ressources humaines et l’engagement de protéger les quelque 1,87 million de travailleurs enregistrés – dont 60 % de femmes contre toute forme d’abus.

Le Vietnam, quant à lui, s’intéresse au modèle philippin d’exportation de main-d’œuvre ; l’imiter lui permettrait de réduire la pauvreté dans plusieurs de ses régions rurales et montagneuses. En matière d’immigration, si le « Programme 71 », mis en place par le gouvernement en 2009 pour attirer 120 000 nouveaux travailleurs migrants d’ici 2020, a été couronné de succès, les tentatives mises en œuvre pour financer la migration d’habitants des districts les plus pauvres du territoire par le biais de prêts à un faible taux d’intérêt ont obtenu des résultats plutôt mitigés15 Cf. JESPERSON, Sasha ; NGO, T.M. Huong ; VU CONG, Giao, Labour migrants’ vulnerability to human trafficking and labour exploitation in Southeast Asia: An analysis of Vietnam, ODI Country study, London, 2023, 57 p.. Aujourd’hui, Hanoï souhaiterait contrôler toutes les agences de recrutement de main-d’œuvre à destination de l’étranger, mais les canaux informels et illégaux restent largement utilisés. Les principaux pays d’accueil des travailleurs vietnamiens (estimés à plus d’un demi-million) sont le Japon, la Corée du Sud et Taïwan, suivis par les autres pays de la région. Beaucoup de travailleurs vietnamiens préfèrent rester clandestinement dans le pays où ils ont émigré après l’expiration de leur visa, plutôt que de recourir une nouvelle fois aux agences de recrutement.

Vers le sud-est du continent, la Malaisie et l’Indonésie entretiennent des relations d’interdépendance en matière de flux de main-d’œuvre. La Malaisie est fortement tributaire de la main-d’œuvre immigrée, en raison de son urbanisation croissante et de l’élévation du niveau d’éducation de ses habitants. Selon les estimations de l’Organisation internationale du travail, les travailleurs étrangers (réguliers et irréguliers) seraient compris entre 2,96 et 3,26 millions, soit 20 à 30 % de la population active. Ils sont concentrés dans l’industrie manufacturière (36 %), les plantations et l’agriculture (29 %), la construction (19 %) et le travail domestique (9 %). Si parmi eux les Indonésiens sont majoritaires (40 %), le nombre de Népalais (22 %) a récemment augmenté, ces derniers constituant la main-d’œuvre la plus exploitée et la plus précaire. Nombre d’entre eux se plaignent de la confiscation de leur passeport par leurs employeurs, une pratique illégale, ainsi que d’une protection sociale insuffisante16 Cf. SUNAM, Ramesh, Infrastructures of migrant precarity : unpacking precarity through the lived experiences of migrant workers in Malaysia, «Journal of Ethnic and Migration Studies», n° 3, 2023. pp. 636-654..

De son côté l’Indonésie doit faire en sorte de mieux protéger ses 2,7 millions de ressortissants présents en Malaisie, les autorités malaisiennes estimant que ce chiffre ne représente en réalité qu’un tiers de tous les Indonésiens présents sur son territoire. Beaucoup sont dépourvus de permis de séjour, une situation due, d’une part, à l’absence, jusqu’en avril 2022, d’un accord bilatéral sur la protection des travailleurs indonésiens et, d’autre part, au développement d’agences de recrutement clandestines, que le gouvernement souhaiterait voir disparaître au profit d’une agence officielle unique. Parallèlement, alors que les Indonésiens s’expatrient pour des raisons économiques, de nombreux réfugiés, notamment des Rohingyas, rejoignent l’archipel dans l’espoir de poursuivre leur voyage vers des pays plus riches.

Plus au Nord, en Thaïlande, la crise sanitaire a été à l’origine du départ de nombreux travailleurs migrants vers leurs pays d’origine (Birmanie, Laos, Cambodge), mais aujourd’hui alors que l’économie connaît une nette reprise, le pays manque cruellement de main-d’œuvre dans tous les secteurs, y compris le tourisme. Le gouvernement thaïlandais, tout en ayant manifesté sa volonté de faciliter le recrutement d’étrangers via l’octroi de permis de travail temporaires (deux ans) par l’intermédiaire de deux décrets signés en 2022 et en 202317 Cf. Cabinet Ratifies Extension Of Work Permit For Three Countries, « Khaosod English » du 31 mai 2023., a mis en place un système si compliqué d’enregistrement des visas et des contrats, qu’il a de fait favorisé l’immigration irrégulière, la corruption et le travail illégal. La plupart de celles et ceux qui migrent vers le royaume sont des ressortissants birmans qui, lorsqu’ils franchissent la frontière de manière irrégulière, le font depuis la frontière sud de la Birmanie, par voie fluviale et/ou maritime. Ils sont en quête non seulement de meilleurs salaires, mais motivés aussi par le désir de laisser derrière eux la dictature militaire de leur pays, en place depuis le coup d’État de 202118 Cf. SOE NYUNT, Haymarn ; WACHPANICH, Nicha, Considered neither refugees nor economic migrants, Burmese workers in Thailand eke out a living in the shadows, « Equal Times » du 24 mars 2023.. Nombre d’entre eux sont victimes de divers abus, qui vont de l’exploitation par des intermédiaires et des agents de recrutement à des formes variées de violations du droit du travail, en passant par de mauvaises conditions de vie et de travail, voire le travail forcé.

Déplaçons notre regard plus à l’Ouest, au Bangladesh. Le long de la frontière avec la Birmanie, dans les deux camps de réfugiés au sud de Cox’s Bazar (capitale du district), à savoir Kutupalong (le plus grand), et Nayapara, près de la ville de Teknaf, pour la cinquième année consécutive les conditions de vie des quelque 800 000 réfugiés rohingyas qui y sont rassemblés continuent de se détériorer. Les autorités locales « tolèrent » plutôt qu’elles ne l’« accueillent » cette population, essayant par tous les moyens d’éviter que son installation s’éternise. Le Bangladesh, qui n’est pas signataire de la Convention de Genève sur les réfugiés, empêche les Rohingyas de circuler librement dans le pays, d’exercer des activités économiques et n’accepte la construction que de « maisons » démontables19 Cf. LANDRIN, Sophie, Au Bangladesh, lexil sans fin des Rohingya, « Le Monde » du 19 décembre 2022.. Ainsi, les occupants des camps n’ont d’autre ressource économique que l’aide humanitaire, de plus en plus insuffisante. Après avoir tenté, sans grand succès, de relocaliser 100 000 personnes plus au Nord, sur l’île inhospitalière et inondable de Bhasan Char20 Cf. ISLAM, Md. Didarul ; SIDDIKA, Ayesha, Implications of the Rohingya relocation from Coxs Bazar to Bhasan Char, Bangladesh, «International Migration Review», n° 4, Winter 2022. pp. 1195-1205., le gouvernement bangladais s’inquiète de la propagation de groupes criminels armés au sein des camps, qui se livrent à de multiples trafics. Parmi eux, figure l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan (ARSA), qui recrute des soldats en vue d’une éventuelle insurrection en Birmanie. Parallèlement, le plus grand camp de réfugiés et d’apatrides au monde (Kutupalong), enregistre chaque année plus de 50 000 naissances.

Le grand voisin du Bangladesh, l’Inde, détient plusieurs records démographiques mondiaux : c’est le pays le plus peuplé de la planète, le premier pays exportateur de main-d’œuvre et celui comptant le plus grand nombre de migrants internes (450 millions, bien que les plus récentes données disponibles datent de 2011). En Inde, les dynamiques migratoires diffèrent selon les États qui composent sa fédération, dont les niveaux de développement économique sont très hétérogènes. L’Uttar Pradesh, le Bihar, le Tamil Nadu et le Kerala sont les principaux États à l’origine de l’émigration indienne. Si les États du Nord (Uttar Pradesh et Bihar) fournissent une main-d’œuvre relativement peu qualifiée, dans les États du Sud (Kerala et Tamil Nadu) les migrants ont généralement un niveau d’éducation plus élevé. Ces derniers se dirigent principalement vers le Golfe arabo-persique (en particulier vers les Émirats arabes unis), tandis que l’importante immigration indienne aux États-Unis provient le plus souvent du Gujarat.

À l’intérieur du pays, de nombreux travailleurs se déplacent des États du Nord vers ceux du Sud. Le flux migratoire le plus important va du Bihar, pauvre en ressources et riche en main-d’œuvre, vers le Tamil Nadu21 Cf. India’s Periodic Labour Force Survey (PLFS) 2023 (https://www.insightsonindia.com/2020/06/05/periodic-labour-force-survey-plfs-2/#:~:text=PLFS%20is%20India%E2%80%99s%20first%20computer-based%20survey%20which%20gives,on%20a%20quarterly%20basis%20for%20the%20urban%20households)., largement tributaire de la main-d’œuvre immigrée pour ses industries textiles. L’interdépendance de ces deux États a été particulièrement mise en évidence lorsqu’en mars 2023 la diffusion d’une vidéo montrant des Tamouls agressant des travailleurs du Bihar22 Cf. l’article non signé Explained: What Is The Migrant Workers Row That Has Gripped Tamil Nadu? « Outlook India » du 7 mars 2023. avait eu comme conséquence le départ massif de ces derniers. Le gouverneur du Tamil Nadu s’était alors empressé de présenter ses excuses à son homologue du Bihar pour ne pas perdre cet apport économique essentiel.

Le nord-est de l’Inde, en revanche, est la zone la plus concernée par l’immigration en provenance des pays voisins (4 millions de personnes, d’après les estimations), une immigration perçue comme une menace pour les identités ethniques complexes de cette région. Les Bangladais et les Rohingyas font les frais d’une forte xénophobie locale23 Cf. entre autres : BJP States in Northeast Create Clamour on Alleged Undocumented Immigrants. Sur le site https://thewire.in/rights/bjp-states-in-northeast-create-clamour-on-alleged-undocumented-immigrants., parfois même les Népalais et les Birmans. En général, parmi ces immigrés très peu disposent d’un permis de séjour.

Plus au Nord, au Népal, l’émigration a augmenté fortement d’année en année, sauf pendant la pandémie de Covid-1924 Cf. ADHIKARI, Jagannath ; RAI, Mahendra Kumar ; BARAL, Chiranjivi ; SUBEDI, Mahendra, Labour Migration from Nepal: Trends and Explanations, in: RAJAN, S. Irudaya, «Migration in South Asia: IMISCOE Regional Reader», 2003, Springer International Publishing, pp. 67-81.. Ce sont surtout des hommes qui partent et leur destination n’est plus uniquement l’Inde, comme c’était le cas auparavant. Depuis la publication d’un article paru dans The Guardian le 23 février 202125 PATTISSON, Pete ; McINTYRE, Niamh et alii, Revealed: 6,500 migrant workers have died in Qatar since World Cup awarded, «The Guardian» du 23 février 2021., de nombreux médias26 Pour la France, voir, par exemple, le documentaire de France 2 intitulé « Coupe du monde au Qatar : le calvaire des travailleurs népalais » du 28 novembre 2022 accessible à la page https://www.youtube.com/watch?v=48720V9CRRQ, ou bien, dernier en date, celui d’ARTE intitulé « Trop chaud pour travailler » du 13 juin 2023, disponible à l’adresse https://www.arte.tv/fr/videos/100835-000-A/trop-chaud-pour-travailler. se sont intéressés à la question de l’exploitation de la main-d’œuvre népalaise dans différents pays, en particulier au Qatar. Chaque jour, environ 1 500 Népalais partent travailler dans les pays du Golfe arabo-persique ou en Malaisie, tandis que dans le même temps sont rapatriés les cercueils de deux ou trois travailleurs. La grande majorité des décès sont imputables aux températures particulièrement élevées auxquelles les travailleurs sont exposés en travaillant sur les chantiers de construction d’ouvrages pharaoniques dans les émirats et royaumes de la péninsule arabique. Malgré les dénonciations et les mesures prises sur le plan juridique par les autorités des pays d’accueil, la situation perdure.

En allant encore plus à l’Ouest, au Moyen-Orient, le Pakistan, l’Afghanistan et l’Iran présentent chacun une situation migratoire très différente, dictée par le contexte économique et politique dans les deux autres pays voisins. Compte tenu de la rareté des opportunités d’emploi dans l’ensemble de cette aire géographique et des faibles profits qu’il est possible de réaliser en travaillant dans la péninsule arabique, les migrants pakistanais se dirigent de plus en plus vers l’Europe27 Cf. HUSSAIN, Abid, Hopelessness’: Why Pakistanis are leaving, losing lives at sea, dans « Al Jazeera » du 21 juin 2023.. Alors que les sondages indiquent que plus de 60 % des jeunes Pakistanais souhaiteraient quitter leur pays et que les statistiques font état de 750 000 départs en 2022, seule une minorité d’individus aux ressources économiques et techniques plus importantes, souvent originaires de la province de l’Azad Cachemire, migrent vers le Vieux Continent. Profitant de l’opportunité, offerte par certaines « agences », de migrer avec des papiers en règle vers la Libye, ils paient plus de 7 000 dollars pour débarquer en Afrique, attendant le moment opportun pour passer de l’autre côté de la Méditerranée. Ce n’est pas un hasard si de nombreux Pakistanais se retrouvent au cœur des tragédies survenues cette année en mer aux frontières de l’UE (Cf. plus loin).

L’Afghanistan, quant à lui, s’enfonce inexorablement dans le chaos. Au cours des premiers mois qui ont suivi le retour au pouvoir des Talibans en août 2021, plus de 1,6 million de personnes ont réussi à quitter le pays. Elles sont venues grossir une diaspora qui, au premier semestre 2023, comptait plus de 5,8 millions de personnes accueillies dans 103 pays, en grande majorité en Iran (46 %) et au Pakistan (27 %). Il est à noter qu’après quatre décennies durant lesquelles le Pakistan a été le premier pays d’accueil pour les Afghans, c’est désormais l’Iran qui en accueille le plus grand nombre. En juin 2022, le Bureau iranien des affaires relatives aux étrangers et aux immigrés (BAFIA) a recensé au total 2,1 millions d’Afghans sur son territoire, dont 750 000 étaient des réfugiés, 500 000 étaient en situation irrégulière et les autres étaient détenteurs de différents types de permis de séjour. Dans le but de dissuader toute nouvelle arrivée sur son territoire, le gouvernement iranien octroie le minimum aux réfugiés afghans (scolarisation, aide humanitaire). La police des frontières intercepterait plus de 40 % des passages illégaux, tandis que le ministère de l’Intérieur avance le chiffre de 30 000 expulsions d’Afghans par mois en moyenne en 202328 Cf. l’article non signé Over 7,500 illegal Afghans deported dans « Tehran Times » du 1er août 2023 (https://www.tehrantimes.com/news/487467/Over-7-500-illegal-Afghans-deported)..

De l’autre côté du Golfe arabo-persique, la quasi-totalité des riches États qui composent la péninsule arabique (à l’exception du Yémen) accueillent des millions de travailleurs étrangers, estimés à plus de 30 millions dans l’ensemble de la région. Étudiés depuis les années 1980, les manquements au droit du travail dont ils souffrent ont été largement médiatisés à l’occasion de la Coupe du monde de football qui s’est déroulée au Qatar fin 2022. La kafala est à l’origine d’abus en tous genres envers la main-d’œuvre étrangère. Dans le cadre de ce système, chaque travailleur doit être obligatoirement « parrainé » par un employeur pour pouvoir venir et rester dans le pays. Les permis de séjour ou de retour sont accordés ou refusés par l’employeur, qui a la possibilité de confisquer les documents du salarié, de lui octroyer le salaire qu’il désire et, pire encore, de lui infliger de mauvais traitements. Sous la pression internationale, seuls le Qatar et l’Arabie Saoudite ont récemment apporté de très légères modifications à la kafala, qui reste néanmoins en vigueur29 Cf., entre autres, ADHAM, Ayman, Structural demand for migrant labour : a bottom-up analysis of labour market segmentation in Saudi Arabia, «Journal of Ethnic and Migration Studies», n° 7, 2023, pp. 1746-1767.. La kafala a en outre comme conséquence de faire perdurer une différence de statut entre étrangers et autochtones (la naturalisation est pratiquement impossible), le changement d’emploi et le regroupement familial sont rendus très difficiles.

Si les Indiens, les Bangladais, les Indonésiens, les Pakistanais, les Égyptiens, les Népalais et les Philippins constituent la quasi-totalité de la main-d’œuvre des pays pétroliers de la péninsule arabique, d’autres travailleurs, dont on parle moins, sont également présents et traités plus durement. C’est le cas, par exemple, des Éthiopiens, qui sont progressivement expulsés d’Arabie Saoudite après de longs mois de détention pour séjour illégal. On estime qu’un demi-million d’Éthiopiens sur les quelque 750 000 que comptait le pays ont été rapatriés au cours des cinq dernières années, dont de nombreuses femmes. En 2022, le royaume saoudien a obtenu du gouvernement d’Addis-Abeba l’autorisation de renvoyer plus de 100 000 d’entre eux, tandis qu’en juin 2023, une enquête de l’organisation internationale Mixed Migration Centre a révélé que des migrants éthiopiens avaient été tués (au moins 794) par des milices saoudiennes à la frontière avec le Yémen30 Voir FROUWS, Bram ; HORWOOD, Chris, Murderous border controls: the mass killings of Ethiopian migrants along the Saudi Arabian Yemen border, 5 juillet 2023, sur le site https://mixedmigration.org/articles/murderous-border-controls-ethiopian-migrants. Voir aussi : HORWOOD, Chris, Captive commodities. “This route is like a fire”. Commodification, exploitation and missingness of Ethiopian irregular migrants on the Eastern Route to Yemen and Saudi Arabia, 2023, Bristol, Ravenstone Consult, 72 p..

Plus au Nord, en Israël, les migrants éthiopiens ont également fait l’objet d’une attention particulière, bien qu’ils soient minoritaires sur un marché du travail segmenté, occupé par des travailleurs turcs, roumains, chinois (construction), thaïlandais (agriculture), philippins, indiens, népalais et sri-lankais (services aux personnes)31 Cf. KEMP, Adriana ; RAIJMAN, Rebeca ; GEFFEN, Rona, Who drives migration discourse and in what direction ? Claims-making and political mobilisation analyses of labor migration in Israel. «Journal of Ethnic and Migration Studies», n° 13, 2022, pp. 3323-3343.. En 2020, le gouvernement israélien avait lancé l’opération « Tzur Ysrael » (retour en Israël) afin de rapatrier plusieurs milliers de descendants de Juifs éthiopiens fuyant le conflit armé alors en cours en Éthiopie. Or, trois ans après le début de l’opération, sur les 5 000 rapatriés, plus des deux tiers se sont déclarés chrétiens, ce qui en fait ipso facto des non-Juifs, même s’ils se sentent ethniquement juifs. Le gouvernement devra donc décider prochainement de leur sort sur le plan juridique32 Cf. KLEIN, Zvika, Majority of recent Ethiopian immigrants to Israel are Christians, « The Jerusalem Post » du 17 août 2023..

Au nord d’Israël, l’étau de l’intolérance se resserre autour des réfugiés syriens dispersés en Jordanie, au Liban et en Turquie. Le régime de Bachar Al-Assad ayant résisté aux diverses tentatives de renversement, les États voisins de la Syrie, ainsi que l’Union européenne et les États-Unis, s’orientent progressivement vers une reprise, à contrecœur, du dialogue avec le dictateur. La situation actuelle ne joue pas en faveur du retour des réfugiés syriens dans leur pays33 Voir à ce propos le récapitulatif historique rédigé par Nicolas Bourcier, Au Proche-Orient, les réfugiés syriens, « invités » hier, sont aujourdhui indésirables, « Le Monde » du 26 juin 2023., Bachar Al-Assad les considérant comme des opposants à son régime. Les quelque personnes qui ont tenté de rentrer en Syrie ont été traitées durement et ont vu leurs biens expropriés. Dans le même temps, au Liban, les tensions se sont accrues entre les Syriens et les Libanais, ces derniers commençant à dénoncer les actions violentes de certains Syriens, ainsi qu’en Jordanie, où ils sont accusés par la population locale de trafic de drogue, et en Turquie, où les candidats à la dernière élection présidentielle ont promis de les renvoyer dans leur pays d’origine34 Cf. ZERROUKY, Madjid, En Turquie, le soulagement amer des réfugiés syriens après la victoire dErdogan, dans « Le Monde » du 31 mai 2023.. Recep Tayyip Erdoðan, le président turc, projette de les rapatrier par milliers dans la zone située au nord d’Alep, un territoire syrien contrôlé par l’armée turque. Au vu de la situation, de nombreux Syriens se préparent à reprendre le chemin de la migration vers l’Ouest, en s’en remettant aux passeurs qui leur promettent de rejoindre l’Italie via une dernière escale en Libye. Moyennant 6 000 à 8 000 dollars et en utilisant les canaux des réseaux sociaux virtuels, les Syriens débarquent à Tripoli, s’ils viennent de Turquie, ou à Benghazi, s’ils partent d’autres pays. Là, ils sont accueillis par des gardes-frontières corrompus, qui les font monter à bord d’embarcations peu sûres pour traverser la Méditerranée35 Cf. EL HUSSEINI, Rouba ; GOLDEN, Lisa, De la Syrie à la Libye, le périple des migrants clandestins vers lEurope, Agence France Presse du 15 août 2023, article repris par de nombreux médias, dont « TV5 Monde », qui propose également une représentation cartographiée de ces mouvements migratoires (https://information.tv5monde.com/afrique/de-la-syrie-la-libye-le-periple-des-migrants-clandestins-vers-leurope-2664482#:~:text=L%27AFP%20a%20interrog%C3%A9%20des,anonymat%20par%20peur%20de%20repr%C3%A9sailles)..

Afrique

Nous effectuerons maintenant un tour d’horizon de la situation migratoire sur le continent africain en déplaçant progressivement notre regard du Sud vers le Nord.

En Afrique du Sud, la décision d’annuler le permis d’exemption zimbabwéen (ZEP), accordé en 2008 aux immigrés de l’ancienne Rhodésie du Sud, divise et continue de susciter tensions et controverses36 Cf. MAJAVU, Noxolo, UJ report shows withdrawal of ZEP is discriminatory and inhumane, « City Press » du 11 août 2023.. Le programme ZEP devait initialement prendre fin en décembre 2022, avant que sa validité ne soit prolongée jusqu’en juin 2023, puis en décembre 2023. Depuis, la Haute Cour de Pretoria a déclaré cette mesure illégale et anticonstitutionnelle. Le ministère de l’Intérieur a saisi la Cour Suprême d’appel pour annuler ce jugement. En mettant fin au ZEP, le gouvernement souhaite afficher sa fermeté face au nombre incontrôlé de sans-papiers, estimé entre 8 et 10 millions. Toutefois, la mesure ne ferait qu’accroître le nombre d’étrangers en situation irrégulière. Les détracteurs de ce projet avancent que les 178 000 détenteurs d’un ZEP qui résident en Afrique du Sud depuis une, voire plusieurs décennies verraient leur vie complètement bouleversée.

Si les immigrés originaires du Zimbabwe se plaignent de la xénophobie en Afrique du Sud, un phénomène similaire se produit dans leur pays d’origine à l’encontre des étrangers, en particulier des entrepreneurs nigérians qui se sont installés dans le centre-ville de Harare après le départ des grandes entreprises occidentales et asiatiques37 Cf. MUSHONGA, Rufaro Hamish ; DZINGIRAI, Vupenyu, Cosmopolitanism «from below» and claim-making in the Global South, «Journal of Ethnic and Migration Studies», n° 1, 2023. pp. 156-174.. Depuis l’échec de la réforme agraire visant à redistribuer les terres qui, jusqu’en 2000, appartenaient à des fermiers blancs, le pays connaît une crise économique et financière ainsi que de nombreuses tensions sociales. Le parti au pouvoir, l’Union nationale africaine du Zimbabwe-Front patriotique, cherche à reporter le mécontentement populaire sur les immigrés et les entrepreneurs étrangers, qui sont accusés de trafics illégaux. Les Nigérians tentent de faire profil bas, déclarant se sentir zimbabwéens ou, à défaut, membres de la « grande famille panafricaine ».

Plus à l’Est, au Mozambique, le nombre de personnes déplacées à l’intérieur du pays a diminué38 Cf. Organisation internationale pour les migrations, Mozambique Mobility Tracking Assessment Report 18 (April 2023), Le Grand-Saconnex, 2023, 31 p. par rapport à 2022, passant sous la barre du million. Il s’agit essentiellement des habitants du nord du pays qui ont fui leur maison à la suite de la rébellion déclenchée en 2017 dans la ville de Mocimboa da Praia par le groupe islamique Ahlu Sunna Wal Jama. Les provinces les plus touchées sont celles de Mocimboa da Praia et de Palma, dans la région de Cabo Delgado.

Par ailleurs, la ratification d’un traité d’extradition entre le Mozambique et le Rwanda, le 28 février 2023, fait craindre aux quelque 1 500 réfugiés rwandais que ce texte ne soit utilisé pour poursuivre les opposants au régime de Paul Kagame plutôt qu’à des fins de justice pour retrouver les responsables du génocide de 1994. Le Mozambique a accédé à la demande du Rwanda et accepté de ratifier ce traité en échange de son soutien militaire déployé dans la région de Cabo Delgado.

Au large du Mozambique, l’archipel des Comores représente quant à lui une sorte de « Méditerranée en miniature », l’île française de Mayotte faisant office de territoire européen vers lequel se dirige l’immigration irrégulière en provenance des îles voisines. La République comorienne, extrêmement pauvre et encore plus appauvrie depuis la crise sanitaire de ces trois dernières années, vit en grande partie des transferts de fonds envoyés par sa diaspora à travers le monde. Chaque jour plusieurs Comoriens tentent de franchir, moyennant 400 euros par personne, les 60 à 70 kilomètres de mer qui les séparent de Mayotte à bord de Kwassa-Kwassa. La traversée peut s’avérer fort dangereuse, car ces embarcations rudimentaires restent longtemps au large des côtes de Mayotte pour déjouer la surveillance des autorités locales.

Aujourd’hui, un tiers des habitants de Mayotte sont des Comoriens, dont plus de la moitié sont nés sur le territoire français. Au premier semestre 2023, en partie poussé par l’exaspération des autochtones provoquée par le cocktail pauvreté/délinquance, le gouvernement français a voulu faire du cas de Mayotte un exemple de sa politique de fermeté à l’égard de l’immigration irrégulière, avec la mise en œuvre de l’opération baptisée « Wuambushu ». Ainsi, au cours des douze derniers mois environ 75 % des expulsions réalisées par la France sur l’ensemble du territoire national ont concerné des Comoriens. De même, les Comoriens représentent environ 60% des personnes enfermées dans les centres de rétention administrative. Si cette opération n’a pas contribué à réduire le nombre de migrants morts ou disparus dans les eaux de l’archipel, elle a suscité l’hostilité du gouvernement comorien, qui a rendu les expulsions plus compliquées.

En revenant sur le continent et en remontant vers le Nord, les pays allant du Kenya à la Zambie se trouvent sur la route semée d’embûches qui mène les migrants de la Corne de l’Afrique vers l’Afrique du Sud. En Zambie, en particulier, les corps sans vie de plusieurs personnes transitant irrégulierement, principalement des Éthiopiens, sont découverts chaque jour à la frontière avec la Tanzanie ou dans la banlieue de Lusaka (la dernière découverte massive remontant au 10 décembre 202239 Le récit est facilement accessible sur les pages de beaucoup de médias du monde entier qui l’ont publié entre le 10 et le 13 décembre 2022. Voir, par exemple : Zambia: Dozens of suspected Ethiopian migrants found dead, « Deutsche Welle » du 12 décembre 2022 (https://www.dw.com/en/zambia-dozens-of-suspected-ethiopian-migrants-found-dead/a-64063723).). Le plus souvent, les individus sont morts de faim et d’épuisement après avoir été abandonnés à leur sort, une situation comparable à celle des migrants retrouvés au Malawi. Lieu de passage relativement peu contrôlé, la Zambie a décidé depuis le printemps 2023 de renforcer ses frontières, notamment celles du Nord40 Cf. l’article Increased human trafficking, illegal migration worry Government, « Lusaka Times » du 11 février 2023.. Bien que les Éthiopiens soient minoritaires par rapport aux centaines de milliers de réfugiés provenant des pays voisins (Burundi et République démocratique du Congo notamment), leur présence, plus que toute autre, est considérée par les autorités locales comme le résultat d’un trafic d’êtres humains organisé par des groupes criminels.

Si sur les routes migratoires impraticables qui traversent la Zambie les tragédies vécues par les migrants deviennent monnaie courante, plus à l’Ouest, depuis quelques années, un autre point de passage défraie la chronique. Il s’agit du camp de migrants à ciel ouvert de Kamako, situé en République démocratique du Congo, une localité du Grand Kasaï située à la frontière avec l’Angola. Bien que disposant d’un vaste territoire et d’une très faible densité de population, l’Angola accueille avec dédain l’immigration congolaise, qu’il perçoit comme un danger potentiel pour l’ordre public. Attirés par les mines de diamants qui se trouvent dans le nord du pays, les Congolais franchissent irrégulièrement la frontière pour y travailler, alors que 300 à 400 d’entre eux continuent chaque jour d’être expulsés vers Kamako. Au printemps 2023, l’agence de presse Reuters a publié des informations faisant état d’exactions et de viols commis par des éléments des forces de sécurité angolaises à l’encontre de femmes et d’enfants congolais. Des fonctionnaires de l’ONU (membres de l’OIM en RDC), qui seraient à l’origine de ces allégations, sont actuellement en train de rédiger un rapport sur ces événements41 Cf. ROLLEY, Sonia, Dozens raped as migrant workers expelled from Angola to Congo, texte publié sur le site de l’agence Reuters le 13 avril 2023 (https://www.reuters.com/world/africa/dozens-raped-migrant-workers-expelled-angola-congo-2023-04-13). La même information est disponible sur les pages de beaucoup d’autres organes de presse, mais au moment où nous rédigeons ces lignes, nous n’avons pas trouvé de confirmation de la part des agences onusiennes..

En République démocratique du Congo, plus que la région du Sud-Ouest, ce sont toujours, depuis 1994, les provinces du Nord-Est (Nord-Kivu, Ituri, Sud-Kivu) qui préoccupent l’opinion publique nationale et internationale, en raison des affrontements violents (les abus sexuels sont très fréquents) qui y ont lieu quotidiennement. De nombreuses milices impliquant des groupes soutenus par le Rwanda et l’Ouganda s’opposent à l’armée régulière congolaise42 Cf. l’article Juxtaposition des prétextes, « Le Pontentiel » du 17 avril 2023 ; voir aussi : MUKOSO, Camille, Crisi della Repubblica Democratica del Congo, «La Civiltà Cattolica» n° 4105, 2021, pp. 47-59.. Si la volonté de renverser le gouvernement de Kinshasa est bien réelle, dans cette région les enjeux se concentrent autour des mines d’or et de tantale, comme en témoigne le fait que le Rwanda soit devenu le troisième exportateur mondial de ce métal malgré la rareté de ses propres gisements. Au premier semestre 2023, les combattants du mouvement du 23 mars (M23), formés par les Tutsis qui n’ont pas accepté l’accord de paix signé le 23 mars 2009 entre le Congrès national de défense du peuple et la RDC, ont lancé une offensive dans le Nord-Kivu, de Kitshaganga vers Goma, provoquant la fuite de 300 000 personnes au fur et à mesure de leur avancée43 Cf. Comité international de la Croix-Rouge, RD Congo : la crise humanitaire samplifie dans le Nord Kivu, communiqué de presse du 13 mars 2023.. Toute la région est devenue une poudrière, et la présence de très nombreuses personnes déplacées à l’intérieur du pays montre également à quel point il leur est difficile de franchir les frontières nationales.

Sur les rives orientales des lacs Kivu et Tanganyika, le Rwanda et le Burundi tentent d’apparaître aux yeux de la « communauté internationale » comme des pays paisibles et accueillants en plein développement. Le Rwanda, en particulier, entend donner cette image depuis la signature d’un accord (« migration deal ») conclu avec le Royaume-Uni selon lequel toute personne entrée illégalement sur le territoire de ce dernier pourrait être envoyée au Rwanda. Le gouvernement rwandais s’enorgueillit que son pays soit considéré comme un « pays sûr » par l’exécutif britannique et se vante des éloges reçus de la part du HCR44 Cf. BUSINGYE, Johnston, Rwanda is a safe country for immigrants, « The New Times » du 5 juillet 2023 (https://www.newtimes.co.rw/article/8780/opinions/rwanda-is-a-safe-country-for-immigrants).. En réalité, bien que cela ne soit pas reconnu officiellement, le Rwanda est toujours un pays en guerre caractérisé par de nombreux manquements aux principes démocratiques et une situation économique fragile (17 % de chômage déclaré, plus de 50 % selon certaines estimations45 Cf. OWEN, Margaret, Rwanda is not a safe country for refugees, « The Guardian » du 6 juillet 2023.). Au Sud, son voisin le Burundi, l’un des pays les plus pauvres au monde, voit son Commissariat général aux migrations submergé depuis plusieurs mois de demandes de documents d’expatriation46 Cf. MIGISHA, Hervé, Interview exclusive avec le Commissaire général des migrations : « Notre seul problème, cest le nombre des demandeurs qui va croissant », « Iwacu Voix du Burundi » du 12 juillet 2022.. La prétention du Burundi et du Rwanda d’être des « pays sûrs » est par ailleurs contredite par le fait qu’ils occupent respectivement les 13e et 15e places du classement mondial quant au nombre de leurs ressortissants reconnus comme réfugiés.

Plus au Nord, l’Ouganda et le Kenya se distinguent en matière de migration, le premier pour être le plus important pays d’accueil de réfugiés en Afrique (au moins 1,5 million), le second pour abriter le plus grand camp de réfugiés du continent, Dadaab (300 000 personnes), le deuxième plus vaste au monde après celui de Kutupalong au Bangladesh. Longtemps « lieu refuge » pour les migrants forcés congolais et rwandais, l’Ouganda est aujourd’hui avant tout une destination privilégiée pour ceux qui fuient le Soudan du Sud (58 % des réfugiés du pays). De son côté, le Kenya voit augmenter le nombre de Somaliens (56 %) qui rejoignent les camps situés le long de sa frontière Nord. Si d’un point de vue politique, notamment en Ouganda, la présence de ces étrangers ne pose pas de problème particulier à la population locale, la situation humanitaire inquiète les ONG et les agences de l’ONU47 Cf. Médecins sans frontières, Kenya : une catastrophe sanitaire imminente dans les camps de réfugiés de Dadaab ?, article paru le 31 mai 2023 à la page https://www.msf.fr/actualites/kenya-une-catastrophe-sanitaire-imminente-dans-les-camps-de-refugies-de-dadaab.. Les phénomènes climatiques, inondations et sécheresses, mettent en effet en péril l’approvisionnement des camps en eau et en nourriture.

Arrêtons-nous maintenant sur les pays de la Corne de l’Afrique, lesquels, avec les deux Soudans, constituent une zone géographique fortement impactée par des conflits internes, le plus souvent dictés par des motifs ethniques ou des rivalités entre dirigeants politiques, représentants de certains lobbies ou groupes de populations. La situation politique, économique et sociale y est désastreuse, et seule l’Érythrée peut se targuer d’une certaine unité territoriale. Gouvernée depuis son indépendance en 1993 par Isaias Afwerki, l’Érythrée, d’après l’organisation Freedom House (freedomhouse.org) occupe la dernière place en matière de respect des libertés individuelles et de la presse. Ses habitants (hommes et femmes âgés entre 17 et 40 ans) doivent effectuer leur service militaire d’une durée de six ans et demi, pendant lequel ils subissent travail forcé et violences physiques. Dans ces conditions, des milliers de personnes tentent chaque jour de quitter le pays, mais, aux ressources financières insuffisantes pour se lancer dans une telle entreprise s’ajoutent pour ces candidats à l’émigration les risques encourus dans les pays voisins48 Cf. SALAZAR, Daniel, Unwanted and unprotected: Displaced Eritreans caught by conflict, crisis, and cruelty Eritrea, rapport du U.S. Committee for Refugees and Immigrants (USCRI), 3 août 2023, 4 p..

De son côté, l’Éthiopie, accusée entre autres par l’ONU d’avoir refoulé, comme le Soudan, de nombreux réfugiés érythréens49 Cf. UN Human Rights Office of the High Commissioner, UN experts urge Ethiopia to halt mass deportation of Eritreans, 13 juillet 2023, texte disponible à la page https://www.ohchr.org/en/press-releases/2023/07/un-experts-urge-ethiopia-halt-mass-deportation-eritreans., sort d’un conflit qui a opposé l’armée nationale – soutenue par l’Érythrée, l’Iran, la Turquie et la Russie (fourniture de drones) aux rebelles du Tigré, soutenus, bien que faiblement, par les « Occidentaux »50 Cf. CARBONE, Giovanni, Etiopia: leredità della guerra del Tigrai nelle relazioni esterne, ISPI - Focus Mediterraneo allargato, n° 2, 4 avril 2023 (https://www.ispionline.it/it/pubblicazione/etiopia-leredita-della-guerra-del-tigrai-nelle-relazioni-esterne-124128).. Les deux parties ont en effet signé le 2 novembre 2022 à Pretoria un accord de cessation des hostilités, prévoyant la dissolution de l’armée rebelle. Depuis, l’Éthiopie a renforcé sa présence militaire en Somalie dans le cadre d’une offensive contre les rebelles Shebab, générant de nouvelles vagues de réfugiés et de déplacés internes. Pays divisé et déchiré depuis les années 1990, la Somalie ne voit pas le bout du tunnel de la guerre civile. Alors qu’au Nord les conflits claniques refont surface au Somaliland autour de la ville de Las Anod51 Cf. BARNETT, James, Inside the Newest Conflict in Somalias Long Civil War, « New Lines Magazine » du 7 août 2023., au Centre-Sud, les groupes islamistes al-Shabab n’ont pas la moindre intention de faire des concessions aux dirigeants de Mogadiscio.

Plus à l’Ouest, alors que le Soudan du Sud connaît depuis quatre ans une relative « trêve » des hostilités entre les milices Dinka du président Salva Kiir et les milices Nuer du vice-président Riek Machar, depuis le 11 février 2023 la guerre civile fait rage chez son voisin du Nord, où s’opposent les deux généraux qui ont renversé le dictateur Omar el-Bechir en 2019. La raison officielle des affrontements au Soudan est le refus du général Mohamed Hamdan Dagalo (Hemedti52 Parfois orthographié « Hemetti ».), vice-président soudanais, de placer sous le commandement de l’armée nationale les Forces de soutien rapide (RSF) qu’il dirige, héritières des milices arabes « Janjawid » responsables des exactions que la population du Darfour a connue durant les années de 2003 à 2016. Le président du Conseil de souveraineté (mis en place pour chapeauter la transition vers la démocratie), Abdel Fattah Al-Bourhane, dont « Hemedti » était l’adjoint, s’est donc ipso facto retrouvé en guerre contre celui-ci, dont les troupes ont occupé en quelques mois une vaste zone du territoire occidental s’étendant de Khartoum (centre du conflit) au Darfour53 Cf. l’article Soudan : pourquoi le conflit entre les deux généraux constitue-t-il une menace pour toute la région ?, « Sud Ouest » du 22 avril 2023, ou bien l’éditorial du Monde Les Soudanais pris en otages du conflit entre les généraux du 20 avril 2023.. Le conflit a généré le déplacement de centaines de milliers de soudanais et sud-soudanais immigrés, qui sont allées grossir les effectifs des camps de réfugiés déjà nombreux dans toute la région. Dans le même temps, le Soudan du Sud, qui comptait déjà une importante diaspora en Ouganda, en Éthiopie, en RDC, au Kenya, en Égypte et en République centrafricaine (camp de Birao), a vu revenir de nombreux migrants du Soudan. Il est à noter qu’en dépit de l’accord de paix de 2018, au Soudan du Sud les affrontements n’ont jamais tout à fait cessé. La guerre a toujours cours, notamment dans la région d’Equatoria, où d’âpres combats opposent la population locale, favorable à la faction Nuer, et les Dinka, qui ont migré en masse dans cette zone du territoire en raison de la crise climatique actuelle54 Cf. PANI, Federico, Sud Sudan: una crisi senza fine ?, « Rivista Africa » du 13 avril 2023..

Dans cette zone de l’Afrique, les conséquences de la guerre civile au Soudan, de la répression migratoire en cours en Tunisie et du coup d’État survenu le 26 juillet 2023 au Niger, sont multiples, et il est encore difficile de prévoir leur évolution ainsi que leur impact sur les mouvements migratoires. Au mois d’août 2023, les estimations faisaient état de 1 à 3 millions de déplacés internes au Soudan, seule une minorité d’entre elles parvenant à franchir les frontières du pays. La voie de sortie la plus « accessible » pour quitter le Soudan est celle qui mène en Égypte, malgré les entraves posées par les autorités locales (points de contrôle imprévisibles, longues attentes à la frontière, conditions insalubres, restrictions d’entrée fondées sur l’âge et le sexe, retards dans l’obtention des visas, etc.). Environ 250 000 Soudanais l’auraient empruntée. Les autres voies, à savoir celles qui conduisent vers l’Éthiopie ou le Tchad, sont beaucoup plus surveillées par les différentes milices, tandis que les gardes-frontières font payer des droits de passage relativement élevés pour franchir les frontières nationales. Ceux qui embarquent à Port-Soudan pour rejoindre l’Arabie Saoudite sont exposés aux mêmes difficultés. Pour la période allant du début du conflit jusqu’au mois d’août 2023, le HCR et l’OIM font état de moins d’un millier de nouvelles arrivées en Libye depuis la frontière soudanaise. Ceux qui passent par le Tchad, presque tous originaires du Darfour, ne peuvent ni continuer jusqu’à la bande d’Aozou, tenue par des troupes rebelles, ni s’aventurer au Niger, où, au-delà de l’augmentation récente des attaques islamistes55 Cf. l’article de Frédéric BOBIN, Au Niger, lincertitude politique pèse sur la stratégie migratoire de lEurope, « Le Monde » du 8 août 2023., plus de 7 000 migrants sont déjà pris au piège56 Cf. HABIB, Gift, Niger : 7,000 Europe-bound migrants stranded, Russian junta backer dies, « Punch » du 24 août 2023.. Les difficultés rencontrées par les migrants d’Afrique subsaharienne se trouvant déjà en Afrique du Nord pour retourner au Sahel ont pour corollaire de voir une nette intensification des flux migratoires à travers la Méditerranée en direction de l’Union européenne57 Cf. HASSOURI, Parastou At Any Cost  The War in Sudan and Europe’s Flawed Migration Policies, « Middle East Research and Information Project » du 26 juillet 2023 (https://merip.org/2023/07/at-any-cost-the-war-in-sudan-and-europes-flawed-migration-policies)., des flux principalement composés de ressortissants d’Afrique de l’Ouest et d’Égypte.

Sur la rive méridionale du lac Tchad, au Cameroun, les changements politiques évoqués précédemment ont incité plusieurs milliers de migrants camerounais (plus de 6 000) à accepter d’intégrer le programme de retour volontaire proposé depuis 2017 par une initiative conjointe UE-OIM pour les ressortissant d’Afrique du Nord. Pour de nombreux aspirants à l’émigration, qui ne manquent pas dans le pays, une solution alternative consiste désormais à se rendre aux États-Unis après plusieurs escales en Amérique latine. Par ailleurs, une « fenêtre » s’est ouverte pour eux en mars 2023, lorsque l’État des Petites Antilles Antigua-et-Barbuda a organisé des vols charters directs depuis le Cameroun afin de rétablir les relations avec le pays dont les habitants de ces îles seraient les descendants. Plus de 600 Camerounais sont ainsi partis pour Antigua (en ignorant la localisation géographique de leur destination), où ils pensaient ne rester que quelques jours avant d’être emmenés en Amérique du Sud, d’où ils avaient prévu de partir pour les États-Unis. Le transport ne s’étant pas concrétisé et sans argent pour financer la suite de leurs voyage, ils se sont retrouvés coincés à Antigua58 Cf. NDÉ TCHOUSSI, Émile Zola, 600 Camerounais sur le chemin de « lEldorado » en souffrance, « Journal du Cameroun » du 8 mars 2023..

À l’Ouest, au Nigeria, les sondages indiquent que 58 % des jeunes envisagent d’aller travailler ailleurs, avec une préférence pour les pays anglo-saxons (États-Unis, Canada, Royaume-Uni)59 Cf. WOORTMEIJER, Janneke, Talent Management Report. A New World Order: Shifting paradigms in addressing the brain drain in Nigeria, Abuja, 4 juin 2023, Phillips Consulting Limited, 42 p.. Ce pourcentage augmente parmi ceux qui sont très qualifiés, notamment en finance et en ingénierie. La fuite des cerveaux devient préoccupante, surtout pour le secteur médical, médecins et infirmiers étant très demandés à l’étranger. Les estimations s’établissent à environ 35 000 personnes60 Cf. ALIKOR, Victor, Beyond better pay: Why health professionals leave Nigeria in droves, dans « Business Day » du 6 décembre 2022., bien que les chiffres concernant la diaspora nigériane ne soient en général pas fiables61 Déjà au niveau des agences de l’ONU, le nombre des Nigérians à l’étranger semble sous-estimé, si l’on compare le volume de leurs transferts de fonds (20 milliards de dollars sur un an) et le nombre des individus recensés (1,67 million).. Entre-temps, les autorités nigérianes ont mené plusieurs enquêtes auprès de leurs compatriotes rentrés au pays, afin de déterminer les raisons de leur retour. La plupart des personnes interrogées ont évoqué des conditions de vie difficiles et se sont plaintes de discriminations et de préjugés, en particulier les femmes qui ont passé des années en Italie.

En poursuivant notre survol vers l’Ouest, entre la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso un phénomène migratoire particulier se produit depuis quelques années. La Côte d’Ivoire ayant depuis longtemps adopté un code de la nationalité basé sur le droit du sang, même les enfants d’immigrés nés sur le territoire national continuent d’avoir le statut d’étrangers et d’immigrés. Au fil du temps, une importante communauté burkinabé s’est ainsi constituée, dont 80 % des membres sont natifs de Côte d’Ivoire. Celle-ci ayant renoué avec son pays d’origine, un espace de circulation migratoire s’est créé entre les deux pays, fait d’échanges commerciaux et d’osmoses culturelles62 Cf. NÉYA, Sihé, Les routes de lespace migratoire ivoiro-burkinabè, entre voyage et commerce. Lexemple du chemin de fer Abidjan-Ouagadougou, «Migrations société», n° 191, janvier-mars 2023. pp. 63-80..

À côté de ces deux pays, la Guinée Conakry est à la fois un pays de transit et un pays de départ de migrants. De nombreuses raisons concourent à ces départs : insécurité (conflits habituels entre agriculteurs et éleveurs), pauvreté, chômage, trafics en tous genres, proximité des routes migratoires maliennes et sénégalaises, réseaux diasporiques à l’étranger, etc. À ces facteurs s’en ajoute un relativement nouveau, à savoir l’espoir de gagner de l’argent beaucoup plus rapidement en Europe grâce au trafic de drogue. À cet égard, au Sénégal, la ville de Louga, non loin de la frontière mauritanienne, est de plus en plus connue des polices française (Paris), suisse (Genève) et espagnole (Madrid) pour être la ville d’origine des vendeurs de crack63 De nombreuses enquêtes journalistiques ont documenté l’évolution des « modous » du crack. Citons, entre autres, l’article de Lorraine de Foucher, De Louga au Sénégal à Paris, sur la route du trafic de crack, « Le Monde » du 7 octobre 2022 et le reportage télévisé Crack, quand la drogue dure, diffusé dans l’émission « Complément d’enquête » le 24 novembre 2022 sur France 2.. Le phénomène est en réalité beaucoup plus répandu.

L’Afrique du Nord a récemment été le théâtre d’une recrudescence aiguë de la xénophobie et des mauvais traitements infligés aux migrants (y compris ceux en situation régulière)64 Cf., par exemple, COLLAS, Aurélie, Casablanca, « nouvelle frontière invisible » pour les migrants qui visent lEurope, « Le Monde » du 28 janvier 2023.. Le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Libye, largement financés par l’UE pour mettre en œuvre leur politique migratoire, se sont souvent distingués par la brutalité de leurs méthodes de refoulement des migrants d’Afrique subsaharienne dans le désert ou dans des zones inhospitalières à la frontière avec les pays voisins. Un vent de nationalisme identitaire souffle sur le Maghreb, porté par la puissance et l’influence des réseaux sociaux numériques. Si au Maroc le mouvement dit « Moorish » (de « Moor » en anglais qui signifie « maure »), qui exalte un passé glorieux du pays et incite à la reconquête de l’Europe, en Algérie, après l’échec de la révolution réformiste de 2019 dite « Hirak », le courant dénommé « Badissia-novembria » gagne du terrain65 Cf., entre autres, l’article Algérie : trois ans après la fin du Hirak, une reprise en main, « Lutte de classe » n° 230, mars 2023, pp. 11-16.. Ce mot-valise a été forgé afin d’unir la doctrine prônée par le cheikh Abdelhamid Ben Badis (1889-1940), fondateur de l’Association des oulémas musulmans algériens, et la date du 1er novembre 1954, jour du déclenchement de la guerre d’indépendance. Cette sorte de « national-islamisme » s’est particulièrement développée en Tunisie au beau milieu d’une conjoncture économique désastreuse, une situation budgétaire que l’agence américaine de notation Fitch a sanctionnée en attribuant au pays un triple « C ». La situation financière de la Tunisie est si grave que de nombreux jeunes de toutes les classes sociales et aux niveaux d’éducation très divers souhaitent rejoindre l’Europe au péril de leur vie66 Cf. BLAISE, Lilia, En Tunisie, « partir clandestinement est désormais un projet collectif et assumé », « Le Monde » du 23 septembre 2022..

Comme à de nombreuses reprises dans l’histoire, le contexte s’est avéré propice à la création d’un récit conspirationniste et nationaliste faisant des étrangers les boucs émissaires parfaits. En effet, le 21 février 2023, le président tunisien, Kaïs Saïed, a prononcé un discours xénophobe très dur qui a provoqué une méfiance généralisée au sein de la population locale à l’égard des migrants subsahariens, originaires pour la plupart de Côte d’Ivoire, de Guinée Conakry, du Cameroun, du Nigeria et du Mali. Ses paroles, prononcées (en arabe) lors d’une réunion du Conseil national de sécurité visant à prendre des mesures contre l’immigration clandestine, laissent peu de place à l’interprétation67 Pour un décryptage de la citation qui suit, voir GEISSER, Vincent. Tunisie, « la chasse aux migrants subsahariens est ouverte ». Comment la pionnière de la démocratie dans le monde arabe est devenue le théâtre dun racisme dÉtat, «Migrations société», n° 191, janvier-mars 2023, pp. 7-21. : « Cette situation est anormale. [...]. Il existe un arrangement criminel préparé depuis le début de ce siècle pour modifier la composition démographique de la Tunisie et il y a des partis qui ont reçu des fonds importants après 2011 afin d’installer des migrants irréguliers d’Afrique subsaharienne en Tunisie [...]. Ces vagues successives de migration irrégulière ont pour objectif non déclaré de transformer la Tunisie en un pays africain tout-court, n’appartenant pas aux nations arabes et islamiques [...]. Il faut mettre rapidement un terme à ce phénomène, d’autant plus que des hordes de migrants irréguliers d’Afrique subsaharienne continuent de commettre des violences, des crimes et des pratiques inacceptables [...]. [Par conséquent,] le chef de l’État doit œuvrer à tous les niveaux diplomatique, sécuritaire et militaire afin d’appliquer strictement la loi relative au statut des étrangers en Tunisie et contre ceux qui franchissent subrepticement la frontière »68 Propos traduits par nos soins, l’original étant publié sur le site de la Présidence tunisienne (https://www. carthage.tn/?q=ar/رئيس-الجمهورية-قيس-سعيد-يترأس-اجتماعا-لمجلس-الأمن-القومي )..

Les propos du président ont déclenché une série d’événements, impossibles à restituer dans le détail, qui ont coûté la vie à des milliers de personnes : licenciements soudains et expulsions de migrants subsahariens, migrants refoulés sans nourriture coincés aux frontières libyenne et algérienne69 Cf. CANDITO, Alessia, Tunisia, gli appelli disperati dei migranti deportati alla frontiera. “Stiamo morendo uno alla volta, aiutateci”, dans « La Repubblica » du 21 juillet 2023., des centaines de départs clandestins précipités et dangereux par la Méditerranée vers l’Europe. La photo, très émouvante, prise par un soldat libyen et diffusée dans le monde entier le 26 juillet, montrant les corps sans vie dans le désert d’une mère ivoirienne, Dosso Fati, et de sa fille Marie, n’a pourtant pas ouvert les yeux de l’opinion publique et des dirigeants politiques européens sur ce qui se passe en Tunisie. Préoccupée surtout par la perspective d’une hausse des débarquements de migrants sur ses côtes, l’Union européenne s’est, quant à elle, empressée de convaincre le gouvernement tunisien d’empêcher les départs de clandestins vers son territoire. Après avoir sollicité, le 23 mai 2023, le Fonds monétaire international afin qu’il vienne en aide à l’économie tunisienne au bord de la banqueroute, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, et le Premier ministre néerlandais, Mark Rutte se sont rendus à deux reprises (le 6 juin et le 16 juillet 2023) en Tunisie au nom de l’UE pour finaliser une longue négociation réalisée par le biais de multiples entretiens téléphoniques. Les deux parties (l’UE et la Tunisie) ont finalement signé le 16 juillet à Tunis un mémorandum d’entente pour un « partenariat stratégique complet » visant à soutenir l’économie du pays et à freiner l’immigration irrégulière vers l’Europe. Aux termes de cet accord, l’UE accordera à la Tunisie une aide de 105 millions d’euros pour lutter contre l’immigration irrégulière et 150 millions d’euros comme aide budgétaire pour le développement économique du pays.

Dans les faits, les démarches des leaders politiques européens semblent avoir échoué. Alors que les arrivées de migrants en provenance de Tunisie n’ont pas faibli, Kaïs Saïed s’est vanté de ne pas s’être laissé amadouer par les propositions de l’UE. Le 3 octobre 2023, contrevenant aux accords du 16 juillet, il a refusé de recevoir la première tranche des fonds européens, les considérant comme insuffisants, sorte d’« aumône » versée par les riches aux pauvres.

Amériques

En parcourant le continent américain du Nord au Sud, arrêtons-nous sur le premier pays, le Canada. Membre du « G7 », il se distingue des autres États membres pour être le seul à afficher une politique ouvertement favorable à l’immigration. Le gouvernement canadien, qui administre un pays à la population vieillissante et dont l’économie a besoin d’un million de travailleurs supplémentaires, espère atteindre l’objectif qu’il s’est fixé, à savoir faire que 30 % de la population au début des années 2030 soit d’origine étrangère (10 à 15 millions de personnes au total).

Cette volonté ne saurait toutefois masquer certaines limites et restrictions. Le Canada souhaite, en effet, que les nouveaux arrivants soient majoritairement des personnes qualifiées et qu’ils respectent les quotas anglophones et francophones (non déclarés) voulus par le gouvernement fédéral et la province du Québec. Pour ces raisons, si les portes d’entrée sur le territoire canadien semblent relativement ouvertes, l’obtention d’un permis de séjour permanent est loin d’être aisée, comme en témoignent diverses études académiques qui font état d’un certain malaise chez les immigrés en raison de l’incertitude relative à leur avenir70 Cf. OMAR, Laila, Foreclosed futures and entangled timelines : conceptualization of the «future» among Syrian newcomer mothers in Canada, «Journal of Ethnic and Migration Studies», n° 5, 2023. pp. 1210-1228 ; ou bien DENNLER, Kathryn Tomko, Uncertain future, unsettled present : suspending and embracing engagement with life among newcomers in Toronto, Canada, «Journal of Ethnic and Migration Studies», n° 7, 2023. pp. 1864-1880 ; ou encore AKBAR, Marshia, Temporariness and the production of policy categories in Canada, «Journal of Ethnic and Migration Studies», n° 16, 2022. pp. 3929-3946 ; etc.. Il semblerait que les autorités veuillent se réserver le droit de choisir plus tard les personnes qu’elles souhaitent garder sur leur territoire. Le Canada a pourtant accueilli plus de 431 000 nouveaux arrivants en 2022 (son record historique des dernières décennies), principalement en provenance d’Asie (Inde, Chine, Afghanistan, Philippines, Pakistan, Iran et Syrie), du Nigeria et de France. Les Ukrainiens qui ont fui la guerre sont également arrivés en grand nombre (plus de 100 000), mais leur présence, soutenue par une diaspora résidente déjà importante, n’est pas comptabilisée car elle est considérée comme temporaire. Parallèlement, l’afflux d’étudiants étrangers est élevé, mais leurs visas sont censés expirer à la fin de leurs études. Les étudiants africains des universités canadiennes se sont, par ailleurs, plaints de discriminations concernant les procédures d’admission, plaintes qui se sont par la suite avérées fondées71 Cf. JOUAN, Hélène, Le « rêve canadien », un mirage pour beaucoup d’étudiants d’Afrique francophone, « Le Monde » du 9 novembre 2022..

Aux États-Unis, en revanche, l’immigration de personnes en situation irrégulière et l’afflux de demandeurs d’asile ainsi que de réfugiés sont toujours au centre du débat politique et utilisés à des fins électoralistes. Ce n’est pas un hasard si, dans tous les États frontaliers du Mexique, des gouverneurs ou des membres du Congrès républicains agitent depuis plus d’un an le spectre des arrivées incontrôlées et de l’« invasion »72 Cf. SALAM, Erum, Texas’s use of invasion’ clause against immigrants is racist and dangerous, rights groups say, « The Guardian » du 29 mai 2023.. Parmi eux se distinguent Greg Abbott, gouverneur du Texas, Marjorie Taylor Greene, représentante de la Géorgie à la Chambre des représentants, Kari Lake, candidate au poste de gouverneur de l’Arizona, Ron DeSantis, gouverneur de Floride, etc. Outre le fait de critiquer Joe Biden et sa vice-présidente Kamala Harris pour leur supposée inaction totale en matière d’immigration73 En réalité, l’administration Biden a mis en œuvre un nombre nettement plus élevé d’actions en matière d’immigration que celle qui l’a précédée. L’impression d’inactivité provient plutôt du constat de la hausse du nombre d’entrées d’immigrés aux USA. Cf. CHISHTI, Muzaffar ; BUSH-JOSEPH, Kathleen, Biden at the Two-Year Mark: Significant Immigration Actions Eclipsed by Record Border Numbers, dans « Migration Policy Institute » du 26 janvier 2023., de nombreux hommes politiques républicains ont adopté depuis 2022 une stratégie consistant à envoyer dans les États de leurs homologues démocrates des cars et des avions remplis de migrants fraîchement arrivés sur leur territoire, en faisant miroiter à ces derniers de fausses promesses d’emploi, de logement et des facilités de scolarisation.

Les accusations portées à l’encontre de l’exécutif fédéral américain trouvent un terrain fertile car effectivement le nombre d’interpellations à la frontière Sud a fortement augmenté ces deux dernières années, pour atteindre le chiffre de plus de 2,15 millions pour l’année fiscale74 Aux États-Unis l’année fiscale va du 1er octobre de l’année considérée au 30 septembre de l’année suivante. 2022. Cette hausse est due, entre autres, à un changement notable du profil des migrants. Alors qu’auparavant, ceux qui migraient irrégulièrement pour des raisons économiques, principalement des Mexicains, tentaient d’échapper à la police, aujourd’hui, nombreux sont ceux qui, fuyant des régimes reconnus comme autoritaires (Venezuela, Cuba, Nicaragua et, dans une certaine mesure, Colombie), demandent l’asile et se livrent spontanément aux forces de l’ordre américaines afin de pouvoir déposer leur demande sans craindre d’être refoulés.

Face à la pression croissante d’une opinion publique qui adhère de plus en plus à la théorie de l’invasion, le 8 janvier 2023, le président Joe Biden a choisi de se charger personnellement de la question de l’immigration en se rendant à El Paso (Texas), près de la frontière mexicaine, d’où il a promis de mieux gérer le phénomène migratoire. Pour y parvenir, il a ainsi fixé comme quota pour les Nicaraguayens, les Haïtiens, les Cubains et les Vénézuéliens le chiffre global de 30 000 entrées par mois, tout en renforçant le mécanisme des expulsions par le biais de nouveaux accords de réadmission avec le Mexique. Le 11 avril 2023, il a ensuite déclaré la fin de l’état d’urgence sanitaire, ce qui, un mois plus tard, s’est traduit par l’abolition automatique de la mesure législative connue sous le nom de « Title 42 », laquelle avait été instaurée en 2020 afin d’éviter de nouvelles contaminations par le Covid-19, et permettait jusque-là d’expulser sur-le-champ les migrants sans même vérifier la légitimité de leur demande d’asile.

Au cours du mois de mai, à l’approche de la date butoir de l’abrogation du « Title 42 », les réseaux sociaux numériques ont fait circuler auprès des candidats à l’immigration la fausse rumeur d’une ouverture générale de la frontière américaine, alors qu’en réalité le « Title 8 » entrait de nouveau en vigueur. Ce dernier ne faisait que rétablir à l’encontre des migrants arrêtés en situation irrégulière des mesures antérieures, à savoir l’expulsion et l’interdiction d’entrer sur le territoire américain pendant une durée de cinq à huit ans. Par ailleurs, bien que les Républicains et l’opinion publique considèrent la politique migratoire américaine actuelle comme « laxiste », il suffit de se pencher sur le nombre de décès de migrants à la frontière avec le Mexique pour voir qu’il n’en est rien. Ce chiffre continue d’augmenter année après année, pour atteindre 748 morts en 2022, soit 191 de plus qu’en 2021. Le gouvernement fédéral poursuit par ailleurs sa politique de « dissuasion »75 Cf. ABDELAATY, Lamis. Do rights violations deter refugees ? «Journal of Ethnic and Migration Studies», n° 1 2023. pp. 110-133. à l’égard des immigrés « indésirables », en réduisant les possibilités d’accès aux services sociaux pour ceux qui ne disposent pas de papiers en règle.

Parallèlement, le bras de fer sur l’immigration entre républicains et démocrates se poursuit. Depuis l’été 2022 et en l’espace de quelques mois, les services d’accueil de la ville et de l’État de New York se sont retrouvés submergés suite à l’envoi, par des élus républicains, de bus de migrants en provenance du Texas et de Floride. En vertu d’une loi de 1981 appelée « right to shelter » (« droit à l’abri »), les autorités locales sont tenues de fournir un toit à toute personne qui en est dépourvue, quels que soient son statut et ses revenus. Les bâtiments conçus pour accueillir les sans-abri se sont vite révélés insuffisants, le nombre de personnes dans le besoin étant passé d’environ 50 000 à plus de 120 000. Le maire, Eric Adams, après avoir dépensé 12 milliards de dollars en un an, a donc demandé le concours de l’État fédéral76 Cf. NUÑEZ, Lissette, NYC migrant crisis: Court battle looming over right to shelter’ law, « Fox 5 New York » du 23 août 2023.. Le Massachusetts a été confronté à la même situation que New York.

De son côté, Greg Abbott, gouverneur du Texas, a fait installer des barrières mobiles sur plusieurs tronçons du Rio Bravo, le fleuve qui sépare son État du Mexique. Cette mesure, qui n’a pas freiné l’afflux de migrants77 Cf. Agence France Presse, Ni boyas, ni cercas, ni alambres de púas detienen el paso de migrantes a EE.UU., « El Comercio » du 27 août 2023., a été fatale à nombre d’entre eux.

Au-delà de la frontière méridionale étatsunienne, le Mexique est toujours le théâtre d’une migration ininterrompue, les migrants passant notamment par le Guatemala et remontant par étapes vers le Nord. En octroyant aux nouveaux arrivants des documents de séjour temporaire, le gouvernement local tente, en vain, de gérer un phénomène que ses structures, inadaptées, ne parviennent pas à endiguer. Plus encore que les administrations publiques, ce sont les organisations humanitaires et religieuses qui prennent en charge les exilés qui se présentent à bout de forces, venant même d’autres continents78 Cf. ROA ORTEGA, Pedro. «En el barco había más personas que huían como yo». Itinerarios diaspóricos del Africa occidental en América Latina. «Revista Interdisciplinar da Mobilidade Humana», n° 64, 2022. pp. 117-138..

En 2023, de nombreux migrants dont l’objectif était de se rendre aux États-Unis se sont pour beaucoup dirigés vers Ciudad Juárez79 Cf. GONZALEZ, José Luís, À Ciudad Juarez, l’errance des migrants ballottés entre Mexique et États-Unis, « Le Monde » du 16 mai 2023., une ville mexicaine et un point de passage situé en face d’El Paso, au Texas. Les Vénézuéliens et les Nicaraguayens, qui constituent la majorité de ces contingents, sont convaincus qu’il s’agit de la frontière la plus « facile » à franchir, que ce soit illégalement ou par le biais de l’application pour smartphone dénommée « CBP80 CBP est le sigle de Custom and Border Protection, à savoir le service des douanes et de protection des frontières. One », qui permet à ceux qui parviennent à se connecter au service de la police des frontières américaine de franchir sans visa la frontière sud des États-Unis (Arizona, Texas ou Californie)81 Cf. GAMBOA, Paola, Repunta arribo masivo de migrantes centroamericanos. Extranjeros eligen Ciudad Juárez, pues consideran que es más fácil para cruzar a EU, « El Universal » du 19 août 2023..

Plus au Sud, le Guatemala, le Honduras et le Salvador représentent ce que les Américains appellent le « triangle du Nord », faisant par-là référence au tripoint où leurs frontières se rejoignent. Ces trois pays partagent des problèmes tels que la violence, la pauvreté, la corruption et l’émigration. Face à l’absence flagrante de perspectives économiques et à l’insécurité endémique, la majorité de la population locale envisage de migrer82 Cf. WYNGAARDEN, Sara ; HUMPHRIES, Sally ; SKINNER, Kelly ; LOBO TOSTA, Esmeralda ; ZELAYA PORTILLO, Veronica ; ORELLANA, Paola ; DODD, Warren, «You can settle here» : immobility aspirations and capabilities among youth from rural Honduras. «Journal of Ethnic and Migration Studies», n° 1, 2023. pp. 212-231.. Cependant, comme seul le Guatemala a une frontière avec le Mexique, les migrants eux-mêmes ont tendance à dire que la frontière avec les États-Unis commence au Guatemala83 Cf. VIGNA, Anne, Au Guatemala, pour les migrants, « la frontière avec les États-Unis commence ici », dans « Le Monde » du 29 juillet 2023.. Les nombreux Vénézuéliens, Haïtiens et Colombiens qui entrent au Guatemala depuis le Salvador ou le Honduras relatent qu’après l’épreuve de la traversée de la forêt du Darien entre la Colombie et le Panama, le premier obstacle majeur qu’ils rencontrent sur leur chemin est justement le Guatemala. Alors que le Costa Rica met à leur disposition des bus gratuits pour se rendre au Nicaragua, et que le Honduras leur accorde dès leur arrivée un laissez-passer de six jours sans les importuner, la police et les autorités guatémaltèques leur extorquent de l’argent à chaque point de transit. Ainsi, ceux qui, de plus en plus nombreux, passent la frontière entre Aguas Calientes (Honduras) et Esquipulas (Guatemala), sont dépossédés de leur téléphone et de leurs économies : ils devront travailler sur place pendant plusieurs mois comme main-d’œuvre agricole ou vendeurs de rue pour réunir les 150 dollars nécessaires à la reprise de leur voyage vers le Mexique. En attendant, pour éviter les enlèvements et les viols, ces gens dorment dans des parkings gardés par leurs compagnons de voyage.

Parallèlement, le phénomène des « caravanes de migrants » est loin d’être en perte de vitesse. Ainsi, en août 2023, les services d’immigration guatémaltèques ont été alertés à plusieurs reprises de l’arrivée possible de groupes d’environ 1 500 personnes en provenance du Honduras84 Cf. DOMÍNGUEZ, Andrea, Migración intensifica monitoreos de seguridad en zona fronteriza con Honduras ante alerta de caravana de migrantes, « Prensa Libre » du 25 août 2023..

En nous déplaçant maintenant vers l’Est, dans les Antilles, c’est surtout l’émigration en provenance d’Haïti qui fait parler d’elle. En plus des problèmes économiques colossaux et des catastrophes naturelles, le pays est également en proie à des combats entre bandes rivales qui, au cours des six premiers mois de 2023, ont déjà fait plus de 2 300 morts et poussé plus de 5 000 personnes à fuir leur foyer. Un peu partout, les obstacles se dressent devant les migrants haïtiens. La République dominicaine voisine poursuit la construction d’un mur en béton qui s’étendra sur 160 km sur les 380 km de frontière commune avec Haïti. Après les Vénézuéliens, les Haïtiens sont parmi les plus nombreux à traverser la forêt du Darien : 34 000 au cours du premier semestre de 2023. Dans de nombreux pays d’Amérique latine, les médias font état d’abus commis à l’encontre des Haïtiens, notamment en matière de conditions de travail85 Cf. le récit de l’un des exemples les plus éclatants au Chili relaté dans l’article de PRIETO BASSO, Carlos, El campamento de esclavos haitianos que empresario chileno formó en pleno siglo XXI, paru dans « El Mostrador » du 27 juin 2023.. Seul le Brésil a récemment décidé de leur accorder un visa temporaire d’un an au vu de la grave crise économique et sécuritaire que traverse leur pays.

En Colombie, évoquer la migration, c’est faire référence à l’exode vénézuélien, aux personnes déplacées à l’intérieur du pays et à la jungle du Darien, passage obligé pour atteindre à pied le Panama. Cette zone de marais et de forêts est traversée par un nombre croissant de migrants : au premier trimestre de 2023, près de 249 000 personnes s’y étaient aventurées, autant qu’en 2022. Selon les données officielles du ministère panaméen de la Sécurité publique, la majorité de ceux qui ont traversé le Darien au cours des six premiers mois de 2023 étaient des Vénézuéliens (136 650), des Haïtiens (34 357), des Équatoriens (34 082), des Colombiens (8 183) et... des Indiens (3 299). Plus d’un cinquième d’entre eux étaient mineurs.

Les Vénézuéliens récemment arrivés en Colombie tentent de se reconstruire dans ce pays en profitant de certaines mesures plus favorables prises par le gouvernement à leur égard, comme la possibilité d’une naturalisation immédiate de leurs enfants. Après un accord conclu entre les États-Unis et la Colombie, le gouvernement colombien a accepté que des centres de gestion de migrants ouvrent leurs portes sur son territoire. Depuis la mi-juin et pour une phase pilote de six mois, les personnes désireuses de se rendre aux États-Unis seront dans un premier temps reçues par le personnel des Nations unies pour passer un entretien, après quoi les autorités américaines décideront de leur accorder ou non un visa ou l’asile. Les migrants provenant du Venezuela, d’Haïti et de Cuba sont les premiers concernés86 Cf. GUERRERO, Mariana, Centros de procesamiento de migrantes llegan a Colombia : alerta por los derechos humanos, dans « Volcánicas » di 22 juin 2023.. Plusieurs États d’Amérique centrale procèdent de même.

À l’est de la Colombie, au Venezuela, l’hémorragie migratoire ne s’est pas arrêtée, tout comme au Pérou, qui connaît lui aussi un fort exode de population. Si en 2021 un peu plus de 110 000 Péruviens ont quitté leur pays, en 2022 ils étaient environ 402 000, un chiffre déjà dépassé à la fin du premier trimestre de 2023 (415 000)87 Cf. PIGHI BEL, Pierina, 4 posibles razones de por qué se multiplicó por 4 el número de peruanos que abandonan el país, dans « BBC News Mundo » du 23 août 2023.. Les raisons à l’origine du départ ne manquent pas, aggravées par le malaise social et la crise politique qui secoue le pays. Si les Péruviens partent, depuis quelques années des Vénézuéliens (850 000) arrivent, accueillis avec beaucoup de réticence par l’opinion publique et victimes de préjugés, notamment les femmes migrantes88 Cf. PÉREZ, Leda M. ; FREIER, Luisa F., Of prostitutes and thieves : the hyper-sexualisation and criminalisation of Venezuelan migrant women in Peru. «Journal of Ethnic and Migration Studies», n° 3, 2023. pp. 715-733.. La présidente de la République, Dina Boluarte, après avoir désigné les « étrangers » comme responsables de la progression de la délinquance au Pérou, a récemment laissé entrevoir la mise en œuvre d’une politique d’expulsions massives89 Cf. GARCÍA, Alejandra, Boluarte da ultimátum a extranjeros en situación irregular: “serán expulsados”, dans « Epicentro » du 1er août 2023..

Si le Pérou envisage d’expulser les Vénézuéliens, l’Équateur, en revanche, a choisi, le 31 mai 2023, de les régulariser. Bien que les sources officielles fassent état d’une augmentation de l’immigration et d’une diminution de l’émigration, ces chiffres – par ailleurs généralement peu actualisés contrastent avec, au niveau mondial, un nombre croissant d’Équatoriens signalés aux points de passage cruciaux de la migration irrégulière. D’autres preuves indirectes d’une reprise de l’émigration sont fournies par les flux d’envois de fonds hors du pays. En effet, selon la Banque centrale de l’Équateur, au premier trimestre de 2023, les envois de fonds vers le Mexique ont presque triplé par rapport à la même période en 2022 avec respectivement 31,29 millions de dollars contre 11,05 millions. Ce flux d’argent sert à payer les frais de subsistance des migrants en transit, les passeurs et les rançons des personnes kidnappées par des groupes criminels90 Cf. l’éditorial Destino de remesas trae mensaje preocupante, dans « El Universo » du 1er août 2023..

Au Brésil, le nombre officiel d’immigrés et de réfugiés s’accroît, bien qu’en termes absolus il ne s’agisse pas de niveaux exceptionnels. En 2022, le pays a enregistré plus de 121 000 entrées (régulières), soit 25 % de plus qu’en 2021. La plupart des nouveaux arrivants venaient du Venezuela (plus de 69 000, soit 57 % du total). Selon des sources gouvernementales91 Voir le site web gov.br et portaldeimigracao.mj.gov.br., le Brésil compte actuellement un stock d’environ 1,3 million d’immigrés, un chiffre qui semble largement sous-estimé, au-delà des évaluations concernant l’immigration irrégulière.

Dernièrement, la composition des résidents étrangers s’est très diversifiée. Si beaucoup d’entre eux sont originaires du Venezuela, d’Haïti, de Bolivie et de Colombie, il existe également d’importantes communautés en provenance du Sénégal92 Cf. VENTURIN, Kelvin, Recursos performáticos da mobilidade senegalesa : agenciamentos sonoro-musicais migrantes no Brasil. «Revista interdisciplinar da mobilidade humana», n° 66, Dezembro 2022. pp. 23-42., de Syrie, d’Afghanistan et des Philippines. Certaines villes sont particulièrement touchées par l’afflux récent de migrants : Manaus en Amazonie, São Paulo dans l’État du même nom, Curitiba au Paranà, Chapecó dans l’État de Santa Catarina et Dourados dans celui du Mato Grosso.

De l’autre côté du continent, le Chili, dont le revenu moyen par habitant est le troisième plus élevé du sous-continent sud-américain après celui de l’Uruguay et du Panama, constitue de plus en plus une importante plaque tournante de l’immigration en Amérique latine. Selon les dernières données fournies par les instituts de statistiques locaux, en 2021 le Chili comptait une population étrangère résidente de 1 482 390 personnes. 30 % étaient à des Vénézuéliens, 16,6 % des Péruviens, 12,2 % des Haïtiens et 11,7 % des Colombiens. En 2022 et 2023, d’après les chiffres avancés par les médias, le nombre d’immigrés a vraisemblablement augmenté, bien que ces informations n’aient pas encore reçu de confirmation officielle.

L’augmentation de l’immigration s’est accompagnée d’une montée de la xénophobie, faisant écho à une vague de réactions anti-immigrés qui touche l’ensemble des pays andins. Ce sentiment a atteint son paroxysme au début de 2023. Une série d’événements ont conduit à cette situation. Depuis 2020, l’arrivée massive et clandestine de Vénézuéliens depuis la frontière nord commune avec la Bolivie, du côté de la petite ville de Colchane, a modifié le paysage démographique de la ville côtière et touristique chilienne d’Iquique. Pendant des mois, épuisés et sans ressources économiques, les migrants ont tenté de survivre (commerce dans la rue, prostitution, etc.), victimes d’actes de violence, car considérés comme des fauteurs de trouble à l’ordre public. Faute de moyens financiers, ils sont restés. Parallèlement, au cours du dernier semestre de 2022, d’autres migrants, des Vénézuéliens, des Haïtiens, des Péruviens et des Équatoriens pour la plupart, ont essayé de se rendre au Chili en empruntant une nouvelle route moins dangereuse, en longeant l’autoroute reliant Tacna (Pérou) à Arica (Chili). Leur arrivée est venue grossir les groupes de migrants déjà présents dans la région. Face aux plaintes réitérées des habitants de la région d’Arica, le gouvernement chilien a donc décidé de durcir les lois concernant les sans-papiers et d’envoyer sur place l’armée pour garder les points de passage les plus sensibles de la frontière, ce qui a eu pour effet de provoquer le départ de migrants vers le Pérou. En réponse, la présidente péruvienne a envisagé de faire de même, provoquant une « crise migratoire » et humanitaire qui s’est poursuivie tout au long du premier semestre de 2023, et qui a vu des centaines de personnes bloquées pendant des semaines sous un soleil brûlant dans une zone désertique93 Cf. ELMAN, Juan, Crisis en la frontera entre Chile y Perú, el nuevo drama de los migrantes, dans « Cenital » du 15 mai 2023.. Le conflit semble aujourd’hui dissipé, depuis un accord en date du 23 mai 2023 entre les deux États94 Cf. Perú y Chile superan crisis migratoria en la frontera, « El Peruano » du 23 mai 2023. En dépit de l’entente entre les deux pays, les tensions à leur frontière commune ne sont pas encore complètement apaisées. et le rapatriement, côté vénézuélien, de 150 migrants sur des vols affrétés par le gouvernement de Caracas95 Cf. Venezuela enviará avión para repatriar a 150 de sus compatriotas este fin de semana, « Gestión » du 4 mai 2023..

Europe

Union européenne

Les migrations en direction de l’Europe, et en particulier celles à destination des pays de l’Union européenne (UE), sont parmi les plus scrutées et médiatisées au monde et les démocraties du Vieux Continent sont vivement critiquées pour leur traitement à l’égard des « migrants »96 Depuis deux décennies, en Europe comme ailleurs dans le monde, le terme « migrant », qui est en réalité applicable à toute catégorie de personne en migration, est devenu à tort synonyme de « migrant irrégulier » et/ou de « demandeur d’asile ».. Les critiques mettent l’accent sur la politique de contrôle des frontières extérieures déployée par un bloc continental européen qui se sent « assiégé », « menacé » ou « envahi ». En effet, l’attention de l’opinion publique et des responsables politiques européens est tournée vers la question de l’immigration irrégulière. Or, ce phénomène est relativement marginal puisqu’il concerne aujourd’hui environ 230 000 personnes (pour l’année 2023 jusqu’à octobre, contre 189 260 en 2022)97 Cf. les pages web de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), en particulier le lien https://dtm.iom.int/europe/arrivals#:~:text=Some%2035%2C200%20children%20arrived%20in,(67%25%20of%20total)., tandis que les mouvements migratoires réguliers en direction et au départ de l’UE sont de bien plus grande ampleur : 2,4 millions de ressortissants de pays tiers sont venus s’installer sur le territoire européen en 2022 contre 1,1 million de citoyens de l’UE partis vivre à l’étranger98 Données d’Eurostat, consultables à la page https://commission.europa.eu/strategy-and-policy/priorities-2019-2024/promoting-our-european-way-life/statistics-migration-europe_en.. Au cours de l’année 2022, l’Allemagne a enregistré le plus grand nombre de nouveaux immigrés99 Les chiffres qui suivent incluent également les ressortissants européens. (874 400), suivie de l’Espagne (528 900), de la France (336 400) et de l’Italie (318 400). Si ces chiffres n’ont rien d’exceptionnel au regard de l’UE qui compte au total 448,4 millions d’habitants, ceux de l’immigration considérée comme « problématique » et qui incluent le nombre annuel des demandeurs d’asile (881 000 en 2022 d’après Eurostat) sont perçus comme extrêmement préoccupants, les nouveaux arrivants sans permis de séjour et les déboutés du droit d’asile étant susceptibles d’aggraver les problèmes complexes d’intégration des immigrés et de leurs descendants déjà présents dans les différents pays de l’Union.

Trente ans après l’entrée en vigueur du traité de Maastricht, l’Union européenne s’est progressivement rendu compte que son appareil législatif – pourtant l’un des plus sophistiqués au monde demeure inadapté face à la problématique migratoire, et ce malgré les sommes exorbitantes qu’elle a dépensées dans ce domaine.

Depuis 2020, la Commission européenne nouvellement désignée s’est fixé pour objectif de réformer les mécanismes de gestion des migrations et de l’asile, dans le but de « protéger le mode de vie européen » face aux « migrants » perçus comme des éléments perturbateurs100 Cf. la présentation officielle de ce programme de protection sur la page web de la Commission européenne https://commission.europa.eu/strategy-and-policy/priorities-2019-2024/promoting-our-european-way-life_fr. Il est intéressant de noter que les textes communautaires utilisent les verbes « promouvoir » et « protéger » comme des synonymes.. Margaritis Schinas et Ylva Johansson, respectivement vice-président chargé des questions migratoires et commissaire aux Affaires intérieures, se sont donc attelés à la tâche ardue de doter l’UE de moyens adaptés pour lutter contre l’immigration irrégulière sans toutefois confondre les victimes et les responsables réels de ce phénomène.

Leur travail devrait aboutir, au plus tard en 2024, au lancement d’un « Pacte européen sur la migration et l’asile » capable de surmonter les écueils de l’actuelle politique de l’UE. En effet, le système en vigueur ne parvient pas à endiguer les flux de migrants irréguliers, n’empêche pas les morts aux frontières, entraîne la saturation des structures d’accueil, l’allongement du traitement administratif des demandes d’asile, ne permet pas de répartir équitablement les « migrants » arrivés massivement, ne rend possible que l’expulsion de 24 % (sur 442 200 individus)101 Données d’Eurostat. Cf. https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Enforcement_of_immigration_legislation_statistics&oldid=611776. D’autres sources, y compris des interviews de commissaires européens font état de chiffres inférieurs. de celles et ceux qui ne sont pas autorisés à résider dans l’UE, met en péril la cohésion des États membres et ne permet pas de suivre efficacement les nouveaux arrivants. À cette liste de dysfonctionnements, les associations de défense des migrants ajouteraient également, dans de nombreux cas, la quasi-impossibilité de concilier la répression de la clandestinité et le respect des droits fondamentaux des exilés.

Les travaux sur le Pacte européen sont demeurés dans une impasse en raison de la méfiance réciproque entre les différents États membres de l’UE, chacun craignant d’être perdant dans les négociations relatives à la répartition des migrants. Toutefois, le 8 juin 2023, les ministres de l’Intérieur de l’Union européenne, réunis à Luxembourg, sont parvenus à un premier accord « à la majorité qualifiée » sur les deux principaux volets d’une réforme du système d’asile, deux pays ayant voté contre (la Pologne et la Hongrie) et quatre autres s’étant abstenus (la Bulgarie, la Lituanie, Malte et la Slovaquie). Deux nouveaux règlements ont été adoptés pour mieux traiter les requêtes des demandeurs d’asile dans le cadre d’un mécanisme dit « de solidarité ». Les États auront deux possibilités : la relocalisation ou la compensation financière.

L’architecture du Pacte européen, au stade actuel des travaux, repose sur six piliers : a) l’uniformisation des procédures nationales d’asile ; b) la possibilité de refouler directement à la frontière les personnes qui « semblent » ne pas remplir les conditions requises pour déposer une demande d’asile (provenance de « pays tiers sûrs »102 À noter que ladite liste n’est pas « communautarisée », chaque pays se réservant le droit de dresser la sienne., taux de reconnaissance du statut de réfugié inférieur à 20 % pour les ressortissants du pays en question, mauvaise foi avérée, etc.) ; c) une capacité globale d’au moins 30 000 lits dans l’ensemble de l’UE, permettant d’héberger temporairement 120 000 migrants par an, répartis de manière proportionnelle dans les différents pays membres ; d) une participation financière équivalant à 20 000 euros par migrant pour les pays membres qui ne souhaitent pas accueillir de demandeurs d’asile ; e) la refonte du système informatique européen de collecte des données personnelles, en vue d’éviter les procédures multiples pour une même personne ; f) la poursuite du soutien financier en faveur des pays d’origine et de transit qui s’engagent à retenir des migrants.

Malgré la satisfaction exprimée par le gouvernement suédois – qui assurait au premier semestre 2023 la présidence du Conseil de l’UE qualifiant d’« historique » l’accord du 8 juin 2023103 L’expression est attribuée à Maria Malmer Stenergard, ministre suédoise de l’immigration, mais la restitution des propos exacts diverge selon les sources. Si le site web du Conseil européen parle de « pas décisif », presque tous les médias rapportent plutôt les termes de « pas » ou « journée historique »., ce nouveau « pas » vers un Pacte européen sur la migration et l’asile demeure incertain et insuffisant104 Cf. ABDI-HERRLE, Sasan; SCHWARZE-THURM, Till, “Endlich ein Fortschritt oder Verrat an Europas Werten?”, « Die Zeit », le 9 juin 2023.. D’ailleurs, à peine cinq jours plus tard, un naufrage de migrants au large des côtes grecques, faisant près de 600 morts et disparus, a mis une nouvelle fois en lumière toute la fragilité de la construction européenne dans le domaine de la gestion des migrations (Cf. plus bas). Lorsque des tragédies du même type surviennent, le déroulé des événements est immuable : les différents acteurs se rejettent mutuellement la responsabilité de la catastrophe, les pays concernés en premier chef par les arrivées sollicitent en vain la solidarité communautaire, les hommes politiques réitèrent la promesse ?? peu réaliste ? d’éradiquer les réseaux de passeurs, et l’on s’organise dans la précipitation avec les chefs d’État des pays d’où sont partis les migrants naufragés pour leur demander d’assumer leur part de responsabilité, etc.

Si les exécutifs nationaux ont bien du mal à renouer le dialogue, en 2023, l’UE a continué d’emprunter des sentiers battus depuis plusieurs décennies. Ainsi, en s’appuyant sur la dernière édition du rapport annuel de Frontex105 Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes dite « Frontex » (contraction de « Frontières extérieures »). sur les « routes »106 Nous avons mis ce terme entre guillemets car il ne s’agit pas de véritables routes migratoires, mais de la ventilation géographique créée par Frontex en vue de l’établissement de ses statistiques. suivies par les migrations clandestines, la Commission européenne a renouvelé les aides financières octroyées à la plupart des États tiers ayant accepté d’intercepter sur leur sol les migrants se dirigeant vers l’Europe : 560 millions d’euros à la Turquie, 152 au Maroc, 120 à l’Égypte, 105 à la Tunisie, 59 au Pakistan, 55 au Bangladesh, 29 aux États occidentaux des Balkans, etc.

En gardant en toile de fond ce cadre général des orientations communautaires sur l’immigration et l’asile, nous examinerons maintenant un peu plus en détail ce qui s’est déroulé en 2023 en Europe sur le front des migrations. Toutefois, compte tenu de l’impossibilité de présenter un tableau exhaustif de la problématique migratoire dans l’ensemble des pays européens, nous mettrons ici en exergue quelques événements emblématiques qui ont caractérisé les différentes zones géographiques du continent.

Migrations via la Méditerranée (Grèce, Italie, Espagne)

Au cours des huit premiers mois de 2023, l’immigration clandestine en direction de l’Union européenne a augmenté de 15 %107 Les données qui suivent sont tirées directement de la base informatique de Frontex. par rapport à l’année précédente. Frontex a ainsi comptabilisé 114 868 entrées par la voie maritime de la Méditerranée centrale (50,4 % des 227 700 entrées totales), devant la route des Balkans, pourtant principal accès des migrants irréguliers en 2022 (87 190 entrées au mois d’août, contre 62 967 en août 2023). Les arrivées ont principalement concerné l’Italie (114 844, soit 73 %), l’Espagne (21 780) et la Grèce (21 677), ces deux dernières dans une proportion presque égale. Les migrants syriens ont été de loin les plus nombreux (plus de 26 000), suivis par les Ivoiriens (8 200), les Guinéens (7 000), les Égyptiens (6 300), les Pakistanais (6 280), les Afghans (5 900), les Bangladais (5 600), les Marocains (4 400) et les Tunisiens (3 600). Le nombre de Pakistanais et de Bangladais semble être en augmentation, tandis que celui des Afghans et des Africains subsahariens tend vers la baisse.

Au-delà de ces chiffres, les huit premiers mois de 2023 ont été caractérisés non seulement par le nombre relativement élevé de franchissements irréguliers des frontières de l’UE, mais surtout par l’augmentation du nombre de tentatives irrégulières d’accès au territoire de l’UE. Largement en hausse par rapport à 2022, ces tentatives d’accès ont causé, entre janvier 2023 et la mi-août, la mort ou la disparition en mer d’au moins 2 263 migrants (921 morts et 1 342 disparus), principalement sur la route dite de la « Méditerranée centrale » (89 %). Il s’agit donc de l’année la plus meurtrière depuis 2017, un bilan qui pourrait encore s’alourdir d’ici la fin de l’année.

Les points de départ des bateaux se dirigeant vers les côtes de l’UE ont été principalement la région d’Akkar au Liban108 Cf. STÉPHAN, Laure, “Au Liban, la région de l’Akkar voit partir les candidats à l’exil : Le chaos et la pauvreté ont rendu le trafic depuis les côtes très visible’”, « Le Monde », le 29 août 2023., les ports situés près d’Izmir en Turquie, la Cyrénaïque/Marmarique en Libye autour de Tobrouk, la côte tunisienne aux alentours de Sfax, les plages de Tipasa et d’Oran en Algérie, et les zones côtières autour des villes de Mohammedia et d’El-Jadida au Maroc.

Parce qu’il nous est impossible de relater ici tous les faits marquants survenus en Méditerranée ni d’examiner les réactions politiques suscitées par chacun d’eux, nous nous contenterons de mentionner trois événements « emblématiques » concernant respectivement l’Italie, la Grèce et l’Espagne, en suivant un déroulement chronologique.

En Italie, lors de la campagne pour les élections législatives du 25 septembre 2022, dans une vidéo de présentation de son projet politique, Giorgia Meloni, future présidente du Conseil des ministres, expliquait aux électeurs comment elle aborderait et traiterait la question de l’immigration irrégulière. « Fratelli d’Italia [son parti politique], disait-elle, propose le blocus naval parce que, comme nous l’avons expliqué mille fois, il s’agit d’une mission européenne en accord avec les États d’Afrique du Nord pour arrêter, avec eux, le trafic d’êtres humains et pour mettre en place des hotspots sur le territoire africain gérés avec l’Union européenne où examiner les demandes d’asile et distinguer ceux qui ont droit à la protection internationale de ceux qui n’ont pas ce droit. En pratique, nous voulons réaffirmer un principe simple : on n’entre en Italie que de façon légale, car nous ne laissons pas les criminels, les passeurs ou, pire, ceux qui veulent déstabiliser notre nation européenne gérer les flux migratoires vers notre pays »109 Cf. le clip vidéo à l’adresse web https://www.youtube.com/watch?v=quG6eVKq22g.. En dépit de ses propos, dès son arrivée à la tête du gouvernement, Giorgia Meloni a compris que sa proposition de mettre en place un blocus naval était totalement utopique110 Cf. GEISSER, Vincent, “Militariser la gestion des flux migratoires : Giorgia Meloni, pestiférée ou bonne élève de la classe européenne ?”, « Migrations société », n° 190, octobre-décembre 2022, pp. 3-12..

Conseillée par son allié Matteo Salvini, ministre de l’Intérieur entre 2018 et 2019, elle a imputé l’augmentation soudaine des débarquements de migrants sur les côtes italiennes à la présence des navires des ONG humanitaires qui portent secours aux migrants en Méditerranée ; en réalité seules 10 % des arrivées se font par ce biais. En janvier 2023, le gouvernement italien a donc édicté un nouveau code de conduite à leur intention, stipulant qu’ils ne peuvent pas effectuer plus d’un sauvetage à la fois, qu’ils ont l’obligation de recueillir les demandes d’asile directement sur leur navire et que le pays dont le bateau bat pavillon est déclaré responsable de leur traitement. De plus, dans la pratique, les navires des ONG chargés de migrants ont presque toujours été détournés vers des ports comme Ancône et Livourne, très éloignés des zones des accidents, leur faisant perdre un temps précieux.

Dans la nuit du 25 au 26 février 2023, un avion de Frontex a alerté les autorités italiennes qu’un caïque parti de Turquie et chargé de migrants, se trouvait au large des côtes calabraises au sud de Crotone. Cependant, les garde-côtes n’ont entrepris aucune opération de sauvetage, mais un navire de la Guardia di Finanza (la police douanière et financière italienne) est intervenu111 Sur cette question, l’interview accordée le 2 mars 2023 à Giansandro Merli du journal italien Il Manifesto par le contre-amiral Vittorio Alessandro, actuellement retraité, qui a passé 31 ans dans le corps des garde-côtes, est très éclairante. Il tire la sonnette d’alarme sur les procédures appliquées pour le sauvetage des migrants en Méditerranée. Il avoue que : « Il peut arriver que […] des procédures et des pratiques soient renforcées qui polluent les affaires de sauvetage dun grand nombre de personnes, telles que les migrants, et les entraînent vers des logiques et des pratiques policières. Auparavant, les interventions étaient exclusivement axées sur le sauvetage. Bien sûr, la police était également sollicitée, mais pour des aspects logistiques et dordre public. Au débarquement ».. Toutefois, en raison des mauvaises conditions de navigation, le navire n’a fait que repérer le caïque avant de rentrer au port. Quatre heures plus tard, des pêcheurs de Steccato di Cutro ont donné l’alerte en signalant aux Carabiniers qu’un naufrage avait eu lieu dans les haut-fonds près de la plage. Le lendemain matin, plus de 60 corps gisaient sur la plage de Steccato di Cutro. On apprendra plus tard que la plupart des victimes étaient originaires d’Afghanistan, du Pakistan, d’Iran et de Tunisie. Parmi elles se trouvaient Shahida Raza, ancienne joueuse de hockey pakistanaise, et Torpekai Amarkhel, journaliste afghan et militant des droits de l’homme pour l’ONU.

Arrivé peu après sur les lieux, le ministre de l’Intérieur Matteo Piantedosi, s’adressant aux journalistes, s’est exprimé en termes lacunaires et maladroits : Frontex aurait fourni des informations trop vagues pour qu’une quelconque intervention puisse être entreprise (ce que démentiront des documents retrouvés dans les bureaux de la police douanière et financière italienne) et, outre les passeurs, la responsabilité de la tragédie incomberait aux migrants eux-mêmes, le désespoir ne pouvant en aucun cas justifier des voyages aussi périlleux. Devant une opinion publique indignée, Giorgia Meloni s’est donc rendue sur les lieux de la tragédie, faisant parfois preuve dans ses propos d’une méconnaissance des faits. Elle a alors annoncé qu’un Conseil des ministres extraordinaire se tiendrait le 9 mars sur le lieu de la tragédie. Entre-temps, Matteo Piantedosi commettait un nouveau faux pas en ordonnant unilatéralement que les corps des migrants, 71 à ce moment-là, soient enterrés dans le cimetière musulman de Bologne, provoquant une vive protestation de la part des proches des victimes.

Le gouvernement italien, qui s’est bien réuni sur les lieux de la tragédie, a déclaré qu’il poursuivrait les passeurs « partout sur la planète », tout en rappelant que pour mettre fin à ces catastrophes l’UE devait agir et que le nouveau Pacte sur la migration et l’asile devait être signé le plus rapidement possible.

Malgré les promesses solennelles de son exécutif, qui s’est engagé à réduire de manière drastique les flux migratoires, l’Italie a continué et continue d’être la principale destination des arrivées irrégulières par la mer. Au 1er septembre 2023, on dénombrait ainsi 114 844 débarquements irréguliers contre 61 483 en 2022, la plupart des migrants provenant, selon les sources officielles, de la Guinée Conakry, de la Côte d’Ivoire, de la Tunisie, de l’Égypte, du Bangladesh, du Burkina Faso, du Pakistan, de Syrie, du Cameroun et du Mali112 Ces informations sur la nationalité des migrants, publiées régulièrement par le ministère italien de l’Intérieur, contredisent partiellement les données fournies par Frontex.. Bien que les principales victimes de la tragédie de Steccato di Cutro aient été pour beaucoup de nationalité afghane et pakistanaise, et bien que le caïque soit parti de Turquie, après le naufrage, le gouvernement italien et les représentants de l’UE ont rapidement pris contact avec les autorités tunisiennes afin de les exhorter à bloquer les départs de migrants.

Une autre tragédie s’est produite près de quatre mois plus tard au large des côtes grecques. Le 13 juin au matin, un bateau de pêche rouillé, l’« Adriana », qui se dirigeait vers l’Italie depuis Tobrouk (Libye) avec à son bord quelque 400 à 750 migrants, a été repéré par un avion de Frontex et les garde-côtes italiens dans la mer ionienne, à environ 80 kilomètres de Pylos, dans le Péloponnèse. Les garde-côtes grecs ont été alertés mais ce n’est qu’au bout de plusieurs heures qu’ils auraient demandé aux occupants du bateau s’ils avaient besoin d’aide. Selon la version livrée par les autorités grecques, le bateau de pêche, déterminé à poursuivre sa route, aurait refusé toute aide jusqu’à 1 heure du matin le lendemain, heure à laquelle après une panne de moteur le bateau aurait coulé, ne laissant que 105 survivants. Cependant, différents médias (BBC113 Cf. BEAKE, Nick ; KALLERGIS, Kostas, “Greece boat disaster: BBC investigation casts doubt on coastguard’s claims”, « BBC News », le 18 juin 2023., The New York Times114 Cf. STEVIS-GRIDNEFF, Matina ; SHOUMALI, Karam, “Everyone Knew the Migrant Ship Was Doomed. No One Helped”, « The New York Times », le 1er juillet 2023., The Guardian115 Cf. FALLON, Katy ; CHRISTIDES, Giorgos ; BUSCH, Julian ; EMMANOUILIDOU Lydia, “Greek shipwreck: hi-tech investigation suggests coastguard responsible for sinking”, « The Guardian », le 10 juillet 2023., Le Monde116 Cf. PASCUAL, Julia ; RAFENBERG, Marina ; CARPENTIER, Arthur, “Après le naufrage d’un bateau avec 750 personnes à bord au large de la Grèce, les failles et la lenteur des secours”, « Le Monde », le 24 juin 2023., Al Jazeera, etc.) qui ont enquêté, après avoir interrogé des témoins et visionné des vidéos non rendues publiques, ont réfuté la version des garde-côtes grecs. Ces derniers seraient intervenus trop tard, et seraient même à l’origine du chavirement du navire. En effet, comme l’a déclaré à CNN Vincent Kochetel, envoyé de l’ONU pour les réfugiés en Méditerranée, il existe des preuves d’une « manœuvre d’un navire des garde-côtes visant à retirer le bateau de pêche de la zone grecque de recherche et de sauvetage (SAR) pour le détourner vers un autre pays », en l’occurrence l’Italie. Or, la tentative du navire grec de remorquer le bateau chargé de migrants à l’aide d’une corde aurait déséquilibré celui-ci, une manœuvre que les experts ont jugé inadmissible pour des gens spécialistes de la navigation maritime. De nombreuses victimes ont été identifiées comme étant originaires du Pakistan, de Syrie, d’Égypte et de Palestine.

En Grèce, cette tragédie a provoqué de vives réactions et des accusations mutuelles entre les partis au pouvoir et l’opposition de gauche, tandis que de son côté Frontex a envisagé de suspendre sa coopération avec les autorités grecques, jugées coupables de pratiques illégales de refoulement et de détournement de migrants.

Peu de temps après les événements de Pylos, au cours de la semaine du 23 juin au 1er juillet 2023, deux cayucos (pirogues) ont fait naufrage dans les eaux entre les îles Canaries et la côte du Sahara occidental, près d’El-Ayoun, causant respectivement la mort de 36 et 51 migrants, dont plusieurs enfants117 CARRIÓN, Francisco, “Nuevo naufragio en la ruta migratoria hacia Canarias: al menos 51 muertos, entre ellos tres niños”, « El Independiente », le 1er juillet 2023.. Selon l’ONG espagnole Caminando Fronteras, les tergiversations entre les garde-côtes ibériques et marocains semblent avoir joué un rôle majeur dans ce nouveau drame118 Cf. VEGA, Guillermo, “La Fiscalía de Canarias denuncia omisión de socorro en el naufragio de una zódiac con 36 fallecidos”, « El País », le 12 juillet 2023.. Pour des raisons diplomatiques, lors des opérations de sauvetage, l’Espagne accorde au Maroc la priorité dans cette zone maritime située à la frontière entre les deux pays ; or, les autorités marocaines auraient attendu trop longtemps avant d’intervenir.

Les pays de l’Europe de l’Est, des pays d’immigration malgré eux (Serbie, Roumanie, Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovaquie)

À moins de passer par la Bulgarie et la Roumanie, qui s’efforcent d’être admises dans l’espace Schengen en démontrant qu’elles surveillent attentivement leurs frontières avec les pays extérieurs à l’UE, les personnes souhaitant entrer irrégulièrement dans l’UE doivent nécessairement passer par les autres pays balkaniques avant de parvenir jusqu’aux murs de barbelés érigés aux frontières de la Hongrie (avec la Serbie) et de la Croatie (avec la Serbie et la Bosnie)119 En matière de migration, la Croatie a été le théâtre durant l’été 2023 de la disparition rocambolesque de l’équipe burundaise participant aux championnats du monde de handball. Neuf athlètes, disparus le 9 août à Rjeka, ont réémergé le 2 septembre en Belgique pour demander l’asile à l’ancien pays colonisateur du Burundi.. Afghans, Marocains, Syriens, Sri-lankais, Tunisiens et bien d’autres, des hommes pour la plupart, rejoignent par centaines les villes frontalières situées dans le nord de la Bosnie (Bihaæ, Velika Kladuša, Gradiška) et en Serbie (Subotica, Kanjiža) et y séjournent plusieurs mois avant de parvenir à franchir la frontière. Les obstacles qui se dressent sur le parcours des migrants permettent aux passeurs de développer un commerce très lucratif. Les affrontements avec les gardes-frontières poussent certains groupes de migrants à recourir aux armes. Ils tendent à installer des petites « jungles » à la périphérie des agglomérations urbaines, suscitant la crainte des autochtones.

En revanche, plus chanceux sont les travailleurs migrants, de plus en plus nombreux, recrutés par la Roumanie, pour répondre à la demande de ses entreprises : le quota de 3 000 visas établi en 2016 pour les travailleurs extracommunautaires a été augmenté et porté à 100 000 en 2022. La plupart de ces étrangers arrivent dans le pays avec des contrats de travail de deux ans et sont employés dans les secteurs de l’hôtellerie, de la construction, de l’industrie manufacturière et du transport de marchandises. Ils viennent principalement d’Inde, de Turquie, du Bangladesh, du Népal, du Pakistan et des Philippines120 Cf., par exemple, CICOVSCHI, Afrodita, “Deficit acut de for?ã de muncã: Angajatorii au nevoie de 200.000 de muncitori strãini”, « Adevarul », le 28 avril 2023..

Plus au Nord, le besoin pressant de main-d’œuvre contraint le gouvernement de la Hongrie à adopter une double attitude en matière d’immigration. Le 3 mai 2023, l’Assemblée nationale hongroise a adopté une déclaration politique intitulée Rejeter l’immigration et soutenir localement les pays d’origine121 Cf. le document de l’Assemblée nationale hongroise nommé « P/3825 » et intitulé « A migráció elutasításáról és a kibocsátó országok helyben történõ támogatásáról » du 2 mai 2023., dans laquelle on peut lire qu’en matière d’immigration : « la position de la Hongrie est claire et n’a pas changé depuis le début : nous ne voulons pas devenir un pays d’immigration. Afin de protéger l’identité constitutionnelle et la culture chrétienne de notre pays, l’immigration doit être stoppée, les frontières doivent être protégées et les pays d’origine doivent être aidés sur place ». Cette résolution, qui ne fait que réitérer une orientation déjà connue, a été contredite, le même jour, par un projet de loi qui débute curieusement par la justification « En vue de préserver les emplois des travailleurs hongrois », dans lequel le gouvernement admet le besoin urgent « d’embaucher des “travailleurs invités”122 Les guillemets ont été ajoutés par l’auteur de ce rapport. sur une base temporaire afin de maintenir la durabilité des investissements et la compétitivité ». Le Premier ministre Victor Orbán pense ainsi être en mesure d’exhumer l’ancienne politique migratoire allemande des « Gastarbeiter »123 Cette expression désigne les travailleurs étrangers qui, au cours des années 1950 et 1960, avaient bénéficié d’un séjour temporaire en République fédérale d’Allemagne, en République démocratique allemande, en Autriche ou en Suisse sur la base des accords de main-d’œuvre signés entre les pays d’accueil et les pays d’origine. pour en faire, selon ses dires, une version améliorée. Il souhaiterait recruter jusqu’à un demi-million de travailleurs étrangers choisis parmi une liste de 15 pays, presque tous asiatiques et sur laquelle ne figure aucun pays africain. Alors que le marché du travail hongrois enregistre une présence croissante d’immigrés indonésiens (ouvriers dans les usines), mongols (agriculture), indiens et kenyans (transports), le gouvernement hongrois entend prospecter principalement au Vietnam, en Thaïlande et aux Philippines. Si l’illusion d’une immigration temporaire est entretenue par le rejet fréquent des demandes de regroupement familial, le climat officiel d’hostilité à l’égard des immigrés extracommunautaires provoque des plaintes récurrentes de la population locale à leur encontre, car soupçonnés d’être impliqués dans des trafics illégaux.

Cependant, plus qu’une destination migratoire, la Hongrie est avant tout un pays de transit pour les migrants en provenance des Balkans, tout comme la Slovaquie et la République tchèque. Le nombre de personnes interceptées après être entrées irrégulièrement dans ces pays est en forte augmentation, leur présence étant particulièrement visible à Bøeclav, ville de Moravie du Sud, point de passage majeur proche des frontières autrichienne et slovaque.

Plus au Nord, en Pologne, la « crise migratoire frontalière avec la Biélorussie »124 Cela correspond à l’expression consacrée par les médias polonais., qui a débuté au second semestre 2021, est toujours d’actualité. Récemment encore, en septembre 2023, les corps de migrants originaires d’Afrique subsaharienne ont été retrouvés dans la forêt de Bia³owie¿a et dans la rivière Œwis³ocz, qui sépare la Pologne de la Biélorussie. Pour empêcher que la Biélorussie n’instrumentalise l’afflux de migrants pour faire pression sur la Pologne, le gouvernement polonais a fait construire, entre janvier et juin 2022, un mur d’acier de 5,5 mètres de haut surmonté de barbelés, pour un coût total de 450 millions d’euros. Si cette mesure semble avoir rassuré les habitants de la région, les autorités biélorusses continuent d’acheminer des migrants vers l’Ouest dans des conditions déplorables, utilisant même des haut-parleurs pour faire entendre les cris des enfants de l’autre côté de la frontière. De nombreuses organisations humanitaires polonaises, presque toutes catholiques, se sont mobilisées, au risque de poursuites, pour venir en aide à ceux qui traversent la frontière épuisés, ou pour enterrer dignement ceux qui n’y sont pas parvenus. Le 15 octobre 2023, un référendum sera organisé en Pologne qui portera sur quatre questions dont deux concernant l’immigration : l’admission sur le territoire polonais des réfugiés et des demandeurs d’asile dans le cadre du mécanisme de relocalisation de l’UE et la suppression du mur, à peine érigé, à la frontière avec la Biélorussie. Par ailleurs, il convient de souligner que contrairement aux migrants provenant de Biélorussie, les exilés ukrainiens accueillis en Pologne (un million) bénéficient d’une relative bienveillance. 40 000 d’entre eux jouissent d’une protection temporaire octroyée par l’Union européenne.

En plus des migrants qui arrivent depuis leurs frontières orientales, la Pologne et les pays baltes se sentent également menacés par l’ouverture de l’aéroport situé dans l’enclave russe de Kaliningrad aux compagnies aériennes des Émirats arabes unis, de l’Éthiopie, de l’Égypte et de la Turquie125 Cf. BIZOT, Olivia, “Russia to weaponise’ migration to EU with increased flights into Kaliningrad, report warns”, « Euronews », le 18 janvier 2023.. Ces dernières sont considérées comme des vecteurs privilégiés des flux migratoires en provenance d’Afrique et du Moyen-Orient.

L’Europe centrale et occidentale, entre un besoin urgent de main-d’œuvre et le débat éthique sur la question des demandeurs d’asile (Autriche, Suisse, Allemagne et Pays-Bas)

En Europe occidentale, la pénurie de main-d’œuvre dans d’innombrables secteurs d’activité est indéniable. Les entreprises mobilisent tous les leviers à leur disposition afin de recruter des travailleurs étrangers, tandis que les gouvernements réfléchissent de leur côté aux possibilités offertes par l’arrivée de migrants. Toutefois, la politique migratoire reste officiellement très restrictive en matière d’immigration, avec de nombreux contrôles aux frontières intérieures de l’UE et des tentatives pour instaurer des systèmes de quotas.

En Autriche, alors que les sondages révèlent une hostilité croissante de l’opinion publique à l’égard des étrangers, qui représentent désormais 19 % de la population (les médias locaux faisant état de 25 %) et près de 50 % à Vienne, la liste des métiers « en tension » (en manque de personnel) concerne environ 100 secteurs d’activité. Si les statistiques montrent que la majorité des étrangers sont originaires d’Europe (Allemagne, pays de l’ex-Yougoslavie, Hongrie et Roumanie) et de Turquie, la xénophobie vise principalement les immigrés clandestins d’Afrique et d’Asie.

En Suisse, en revanche, la reprise économique, plus soutenue que dans le reste du continent, a relégué au second plan la question de l’immigration extracommunautaire. Le débat politique a plutôt porté sur l’immigration « européenne » qui, en raison de la libre circulation dans l’espace Schengen, serait, pour certains partis politiques comme l’Union démocratique du centre (UDC), davantage source d’inquiétude, car, selon certaines prévisions, elle devrait atteindre un nombre record d’arrivées en 2023 (environ 54 000 fin août pour un total en fin d’année, toutes origines confondues, estimé à 85 000). L’UDC propose également la tenue d’un référendum pour plafonner l’immigration intra-communautaire lorsque le pays comptera 10 millions d’habitants (8,7 millions actuellement).

De son côté, le pays le plus peuplé d’Europe, l’Allemagne, n’a pas caché sa volonté de dynamiser encore davantage son économie par l’apport d’une main-d’œuvre immigrée, que les travailleurs soient arrivés avec un contrat de travail ou en tant que demandeurs d’asile. Après avoir massivement accueilli des Syriens, le pays a été l’un des premiers à accueillir des réfugiés ukrainiens et il souhaiterait les voir déjà insérés sur le marché du travail national. Pour ces raisons, les autorités allemandes « tolèrent »126 Les étrangers qui perdent leur permis de séjour et ne sont pas immédiatement expulsables pour différentes raisons, peuvent recevoir un document leur permettant de rester en Allemagne appelé « Duldung », « tolérance ». Ce document ne leur permet pas de circuler librement, ils ne peuvent pas se marier civilement et les possibilités d’emploi et de formation sont limitées. depuis 2021 la présence d’immigrés auxquels le droit d’asile n’a pas été accordé, évitant autant que possible de les expulser. Parallèlement, elles travaillent à la mise en place d’un « système à points » sur le modèle canadien qui permettrait, entre autres, de simplifier la validation des diplômes étrangers afin d’attirer une immigration qualifiée.

Malgré l’apparente libéralité à l’égard des réfugiés et des migrants en général, leur répartition systématique sur le territoire allemand suscite cependant souvent une résistance de la part de la population locale, qui organise par endroits des mini-référendums pour ou contre la création de centres d’accueil ou d’hébergement pour les exilés.

C’est précisément la question de l’accueil des réfugiés qui a été à l’origine, aux Pays-Bas, de la fin du quatrième gouvernement (coalition quadripartite) de Mark Rutte, lequel a démissionné le 7 juillet 2023. L’exécutif néerlandais avait prédit une augmentation importante du nombre de demandes d’asile cette année (démentie par les faits), à laquelle les structures administratives et logistiques n’étaient pas préparées. Afin de contourner le problème, l’Appel chrétien-démocrate (CDA) et le Parti populaire pour la liberté et la démocratie (VVD) ont proposé que les « réfugiés de guerre » fassent l’objet d’un traitement différent de celui des autres réfugiés. Cela aurait entraîné d’importantes restrictions du droit au regroupement familial pour les personnes concernées, obligeant les familles à attendre deux ans avant de pouvoir être réunies, tout en réduisant la durée maximale de séjour à seulement trois ans, contre sept actuellement. Les divergences entre les quatre partis au pouvoir se sont révélées « insurmontables ». Le Premier ministre, soutenu par son parti – le VVD (droite libérale) et par le CDA (Appel chrétien démocrate), souhaitait durcir les restrictions en matière de regroupement familial pour les demandeurs d’asile, tandis que l’Union chrétienne et les Démocrates 66 cherchaient à améliorer les conditions d’accueil des réfugiés. Ces derniers ayant refusé de soutenir ce projet, le Premier ministre n’a eu d’autre solution que de démissionner.

Dans les pays d’Europe du Nord, une politique de « fermeté » aux résultats modestes (Danemark, Suède, Royaume-Uni)

Certains pays d’Europe du Nord comme le Danemark, la Suède et le Royaume-Uni se sont récemment distingués par leur volonté d’appliquer des mesures radicales afin de réduire la présence de réfugiés et de demandeurs d’asile sur leur territoire. Craignant de céder du terrain sur le plan électoral aux partis d’extrême droite, les gouvernements de droite (Royaume-Uni), de centre-droit (Suède) et de gauche (Danemark), ont tenu à faire preuve de la plus grande fermeté à l’égard des demandeurs d’asile. Plutôt que d’appliquer des contrôles plus stricts aux frontières, les exécutifs ont tenté, chacun à sa manière, d’envoyer un signal négatif aux pays d’origine des migrants. Dans le même temps, comme partout en Europe et dans le monde, ces trois pays sont confrontés à de graves pénuries de main-d’œuvre.

Au Danemark, en 2019 les députés ont voté en faveur d’un « changement de paradigme » concernant la politique d’asile. Il s’agit de tout faire pour dissuader les migrants forcés de choisir le Danemark. Les réfugiés n’ont plus vocation à s’intégrer, mais à repartir dans leur pays d’origine dès que celui-ci sera redevenu « sûr ». Dans cette optique, Copenhague a allongé les délais pour l’obtention de la naturalisation (19 ans en moyenne), réduit la durée de validité du titre de séjour délivré aux personnes bénéficiaires de l’asile (2 ans renouvelables), porté à trois ans la période d’attente en vue du premier regroupement familial pour les personnes « fuyant la violence », et encouragé le retour volontaire127 Plusieurs études scientifiques remettent sérieusement en question le caractère « volontaire » de ces retours. Cf. parmi beaucoup d’autres : WALKER, Sarah, “Detention and its discontents : punishment and compliance within the U.K. detention estate through the lens of the withdrawal of Assisted Voluntary Return”, « Journal of Ethnic and Migration Studies », n° 13, 2019, pp. 2348-2365 ; CLETON, Laura ; CHAUVIN, Sébastien, “Performing freedom in the Dutch deportation regime : bureaucratic persuasion and the enforcement of voluntary return’”, « Journal of Ethnic and Migration Studies », n° 1, 2020. pp. 297-313 ; CLETON, Laura ; SCHWEITZER, Reinhard, “Our aim is to assist migrants in making a well-informed decision» : how return counsellors in Austria and the Netherlands manage the aspirations of unwanted non-citizens”, « Journal of Ethnic and Migration Studies », n° 17, 2021. pp. 3846-3863 ; etc.. L’objectif de ces mesures, tel qu’affiché par le gouvernement, est de montrer aux demandeurs d’asile que les conditions d’accueil au Danemark sont moins favorables que dans les pays voisins.

Les chiffres de 2022 et du début de 2023 montrent cependant que la « fermeté » vantée par le gouvernement danois n’a eu que peu d’effet sur le nombre de permis de séjour accordé depuis 2021 (+70%), ainsi que sur le nombre de demandes d’asile (qui ont plus que doublé) et sur le taux de reconnaissance du statut de réfugié (59% en 2022, 77% au cours de la première moitié de 2023). En outre, le projet visant à transférer les réfugiés au Rwanda ayant échoué, le Danemark a également dû augmenter les capacités d’hébergement pour cette catégorie de migrants.

En matière de politique migratoire, un phénomène similaire s’est produit en Suède. De janvier à juillet 2023, tant sur la scène nationale qu’européenne, la coalition de droite au pouvoir et le parti populiste des Démocrates de Suède (SD) se sont donné pour objectif de rendre plus difficile l’obtention de permis de séjour pour des raisons humanitaires et de diminuer le nombre de réfugiés accueillis. Dans leur analyse de la situation, le pays ferait les frais de plusieurs décennies de déploiement d’une politique d’accueil généreuse à l’égard des réfugiés.

Le 13 juillet 2023, un nouveau projet de loi sur l’immigration a été déposé, dont les propositions, si elles semblent relativement inédites pour la Suède, ne le sont pas dans l’absolu : restriction du droit au regroupement familial, limitation du nombre de catégories de personnes éligibles à une protection spéciale, tour de vis sur l’offre de logements. Parallèlement, les retours « volontaires » sont encouragés. Le porte-parole chargé des questions migratoires au sein du parti d’extrême droite des « Démocrates suédois », Ludvig Aspling, a également annoncé, lors de plusieurs conférences de presse, le lancement d’une campagne publicitaire dans les pays d’origine des migrants, visant à expliquer comment et pourquoi « il n’y a plus de place en Suède ». Si les statistiques des huit premiers mois de 2023 concernant les demandes d’asile en Suède montrent une légère baisse par rapport à l’année précédente (8 685 contre 11 433), les chiffres rapportés par les institutions locales sont loin de montrer une saturation des services chargés du traitement des demandes d’asile.

Parallèlement, au Royaume-Uni, les conservateurs au pouvoir jouent une grande partie de leur crédibilité sur la question de l’immigration, qu’elle soit régulière ou clandestine. Curieusement, depuis le gouvernement de Boris Johnson, le combat visant à faire obstacle à l’entrée de migrants sur le territoire britannique a été mené par deux ministres de l’Intérieur issues de l’immigration, Priti Patel (jusqu’en septembre 2022) et Suella Braverman, toutes deux d’origine indienne, tout comme l’actuel Premier ministre, Rishi Sunak. Les autorités britanniques souhaitent durcir les règles de l’accueil des migrants avec des mesures parfois peu conformes au respect des droits de l’homme.

Le 7 mars 2023, lors de la présentation d’un nouveau projet de loi sur la question, Suella Braverman, tentant d’allier noblesse des propos et fermeté, a déclaré : « Nous devons arrêter les bateaux. Il est tout à fait injuste que des personnes traversant toute une série de pays sûrs viennent ensuite au Royaume-Uni illégalement et abusent de nos lois sur l’asile pour éviter l’expulsion. Cela doit cesser. En introduisant de nouvelles lois, j’indique clairement que la seule voie d’accès au Royaume-Uni est une voie sûre et légale. Ceux qui arrivent ici illégalement ne pourront pas demander l’asile ou construire leur vie ici. Vous ne serez pas autorisés à rester. Vous serez renvoyés chez vous, si vous venez d’un pays sûr, ou vers un pays tiers sûr comme le Rwanda. C’est le seul moyen d’empêcher les gens de risquer leur vie et de payer des milliers de livres à des criminels pour venir ici ». La nouvelle loi sur l’immigration (qui doit être validée par le roi Charles III) prévoit notamment d’empêcher toute personne entrée illégalement au Royaume-Uni d’y demander l’asile. Le gouvernement veut en outre qu’après leur placement en détention, les migrants soient expulsés dans leur pays d’origine, ou dans un pays tiers comme le Rwanda.

Conformément à ce programme, Rishi Sunak a fait transformer une énorme barge flottante, Bibby Stockholm, en prison, une mesure destinée à accueillir 500 demandeurs d’asile, de manière à faire baisser les coûts des frais d’hébergement dans les structures traditionnelles.

Entre-temps, pour faire obstacle à la traversée de la Manche par les migrants, le Royaume-Uni et la France ont reconduit les accords du Touquet visant à bloquer les départs illégaux depuis la France, en échange du paiement par le Royaume-Uni de 62 millions de livres sterling par an. Le ministre français de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a par ailleurs exigé et obtenu que la zone de surveillance de Frontex soit étendue à cette partie de l’Europe.

Malgré cette volonté politique de contrôle et de fermeté, jusqu’en septembre 2023, les effets de ces mesures sont non seulement invisibles, mais ils semblent aller dans la direction opposée à celle voulue. À la mi-août, Bibby Stockholm a dû être évacuée pour des raisons sanitaires, l’immigration bat des records malgré une forte diminution du nombre d’immigrés européens, les arrivées de « petits bateaux » (small boats) à travers la Manche sont constantes (plus de 25 000 signalées entre début janvier et le 31 août 2023)128 Cf. BLUNT, Rosie, Highest number of migrants cross Channel in 2023, « BBC News » du 4 septembre 2023., aucun demandeur d’asile n’a été à ce jour envoyé au Rwanda, et l’économie peine à décoller faute de main-d’œuvre.

France

Le fait que le gouvernement français actuel ne dispose pas d’une majorité absolue au Parlement et qu’il ait du mal, notamment à l’Assemblée nationale, à faire passer ses projets de loi rend les débats sur les sujets les plus brûlants très longs et très discutés. Parmi ceux-ci, la question de l’immigration a toujours été une source de conflit entre les différents partis politiques. En France, la « politisation » du dossier migratoire est une réalité factuelle, qui, tout en témoignant d’une certaine vivacité démocratique, empêche dans le même temps un travail serein sur cette question.

Le tableau statistique

Selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), fin 2022129 Cf. le « Tableau de bord de l’économie française » de 2022, téléchargeable à la page web https://www.insee.fr/fr/outil-interactif/5367857/tableau/20_DEM/25_ETR#. la France comptait environ 7 millions d’immigrés (4,5 millions d’immigrés de nationalité étrangère + 2,5 millions d’immigrés naturalisés), soit 10,3 % de la population de l’Hexagone130 Auxquels il faudrait ajouter 0,8 million d’étrangers nés en France.. Les immigrés viendraient principalement du Maghreb (Algériens : 12,5 % ; Marocains : 11,9 % ; Tunisiens : 4,7 %), de l’Europe du Sud (Portugais : 8,2 % ; Italiens : 4 % ; Espagnols : 3,5 %) et de Turquie (3,3 %). L’utilisation du conditionnel dans la présentation de ces chiffres vient du fait qu’il s’agit d’estimations, parfois assez discutables. En effet, dans ses derniers rapports, l’INSEE tend à regrouper plusieurs nationalités et à les fondre dans un seul et même groupe (amalgame entre Marocains et Tunisiens, fusion entre Italiens et Espagnols, catégorie unique pour les « Subsahariens », etc.). De même, les données chiffrées concernant les ressortissants communautaires ne sont pas très fiables. En raison de la libre circulation dont ils bénéficient, ils échappent massivement aux tentatives de comptage. Si nous prenons, par exemple, l’édition 2023 de la collection « Immigrés et descendants d’immigrés en France »131 Document téléchargeable à l’adresse https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/6793391/IMMFRA23.pdf., à la page 8 cette tendance est ainsi justifiée : « Dans cet ouvrage, les résultats sont la plupart du temps présentés selon des regroupements pertinents de pays du point de vue de l’histoire migratoire et des profils des immigrés et descendants d’immigrés vivant en France ». Dans tout le texte du rapport on ne trouve pas d’explications sur les critères de cette « pertinence », au-delà de l’aspect géographique.

L’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) indique pour sa part que 316 174 premiers titres de séjour ont été délivrés en 2022, soit une augmentation de 17 % par rapport à 2021. Parmi les motifs de délivrance, ceux concernant les étudiants étrangers (101 250) et les travailleurs (52 000) sont en hausse, tandis que le nombre de permis octroyés au titre du regroupement familial est en baisse. Les régularisations de sans-papiers, quant à elles, sont au nombre de 34 000.

Quant aux personnes qui se sont vu refuser le droit de rester sur le territoire français, le ministère de l’Intérieur fait état de 15 400 expulsions réalisées sur 152 000 ordres de quitter le territoire français (OQTF) délivrés (10,13 %) et de 44 000 migrants placés dans des centres de rétention administrative (CRA).

Concernant les migrations forcées et l’asile, les données fournies par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) font état de 130 933 demandes d’asile déposées en 2022 contre 132 826 en 2019, soit le niveau atteint avant la pandémie de Covid-19. Les demandeurs d’asile étaient principalement de nationalité afghane, bangladaise, turque, géorgienne et congolaise. Le taux global de reconnaissance d’une protection internationale, toutes catégories confondues, bien que faible (29 %), a augmenté de 3 % par rapport à 2021. Par ailleurs, le renforcement des effectifs de l’OFPRA a notamment permis d’accélérer le traitement des demandes, qui prend désormais en moyenne 5,2 mois contre 8,5 en 2021.

Un projet de loi qui peine à trouver des soutiens

Annoncé depuis l’automne 2022, un nouveau projet de loi sur l’immigration a été officiellement présenté au Sénat le 1er février 2023. Intitulé « Maîtriser l’immigration, améliorer l’intégration » et porté par le ministre de l’Intérieur et de l’Outre-mer, Gérald Darmanin, par le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, ainsi que par le ministre du Travail, du plein emploi et de l’intégration, Olivier Dussopt, le document se compose de 34 pages d’exposé des motifs, de 38 pages d’articles de loi et de 398 pages d’annexes.

Après avoir affirmé que les mesures contenues dans le projet ont été conçues « pour mieux contrôler nos frontières et lutter contre l’immigration irrégulière, pour faire droit à la demande d’asile légitime, et assurer l’intégration effective des immigrés arrivant légalement sur notre territoire », l’exposé des motifs dresse un tableau très lacunaire de la situation migratoire française, dénotant l’absence de consultation scientifique préalable. L’adjectif « inédit » revient à maintes reprises dans le texte : pression migratoire « inédite », nombre de moyens mis en œuvre « inédit », effort de financement « inédit », etc. L’utilisation de ce terme vise à susciter une impression d’extrême urgence, mais aussi à souligner les avancées du gouvernement par rapport aux exécutifs qui l’ont précédé.

Dans le projet il est affirmé, sans preuve à l’appui, qu’une grande partie du volume « inédit » des flux migratoires actuels est due aux changements climatiques et que l’écart entre le niveau d’emploi des femmes migrantes et celui des hommes est en grande partie dû à un déficit linguistique.

Les nouveautés incluses dans le projet de loi concernent d’une part une plus grande ouverture à l’immigration pour des raisons de travail ou d’études (articles de 1 à 8) et, d’autre part, un renforcement de la lutte contre l’immigration irrégulière (articles de 9 à 25). S’agissant du premier aspect, le texte préconise d’abord la création d’une carte de séjour temporaire « métiers en tension », notamment pour les sans-papiers, valable un an (art. 3), avec la possibilité d’un renouvellement pluriannuel en cas d’obtention d’un CDI. Ensuite, les demandeurs d’asile ayant de fortes chances d’obtenir une protection internationale se verront accorder une autorisation de travail (art. 4). Enfin, une nouvelle carte de séjour pluriannuelle « talents - professions médicales et pharmaceutiques » sera instaurée pour les personnels de santé et les membres de leur famille employés par une structure sanitaire, sociale ou médico-sociale, publique ou privée, à but non lucratif (art. 7).

Les articles 9 à 25 sont consacrés au second aspect, qui vise à lever autant que possible les « freins à l’éloignement », notamment pour les étrangers qui ne respectent pas les valeurs de la République (art. 9) et à durcir les peines contre les passeurs de migrants (art. 14) ainsi que les « marchands de sommeil »132 D’après le site du ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, Ministère de la Transition énergétique, un « marchand de sommeil » est « un propriétaire qui abuse de ses locataires en louant très cher un logement indigne, les mettant directement en danger : insalubrité, suroccupation organisée, division abusive de pavillons, etc. ». (art. 15). Il est également prévu une décentralisation du traitement administratif des demandes d’asile par la création de pôles territoriaux « France Asile » (art. 19) et un allègement des procédures de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) avec l’instauration d’un « juge unique » pour les affaires les plus simples (art. 20).

Avant même d’être présenté, le nouveau projet de loi sur l’immigration a suscité de vives critiques de la part des oppositions et même de certaines institutions. Le Défenseur des droits, Claire Hédon133 Les propos de Mme Hédon ont été relayés le 23 février 2023 par de nombreux médias (« Le Monde », « Libération », « Cnews », « 20 Minutes », etc.)., par exemple, a par exemple ainsi estimé que le texte repose sur des constats erronés, « inversant le lien entre séjour et intégration »134 Les études, y compris celles des agences étatiques, montrent que la régularisation et la reconnaissance des droits sociaux contribuent sensiblement à l’intégration des étrangers, tandis que le projet de loi envisage de soumettre la délivrance des titres de séjour à une certification de l’intégration factuelle de l’intéressé/e..

Les plus ardents détracteurs du projet de loi se situent dans le camp des Républicains et des partis d’extrême droite (Rassemblement national et Reconquête). Selon eux, il ne faut faire aucune concession sur les régularisations, mais plutôt pousser les chômeurs français à occuper les postes des « métiers en tension », supprimer l’Aide médicale d’État (AME) et s’inspirer du modèle danois en matière de politique migratoire. En rejetant le texte, ils avancent des contre-propositions à adopter par référendum135 Dans les médias et dans la bouche de certains leaders politiques, il s’agirait d’un référendum pour ou contre l’immigration, aux contours indéfinis., parmi lesquelles figureraient notamment la possibilité de déroger au droit européen, le rétablissement du délit de séjour irrégulier et la suppression de toutes les prestations sociales accordées aux nouveaux immigrés.

Si telle est la position des droites, les gauches (la Nupes rejointe par certains représentants du Groupe libertés, indépendants, outre-mer et territoires – LIOT, Renaissance et Modem), bien que moins en verve sur la question, ont choisi de défendre toutes les ouvertures contenues dans le document (régularisations, droit au travail pour les demandeurs d’asile, plus de moyens pour le traitement administratif des demandes de régularisation des étrangers en préfecture), tout en rejetant une large partie des propositions relatives au renforcement de la lutte contre l’immigration irrégulière136 Cf. la tribune parue le 11 septembre 2023 dans « Libération », signée par 35 députés et intitulée : « Loi immigration : “Nous demandons des mesures urgentes, humanistes et concrètes pour la régularisation des travailleurs sans papiers” »..

Le projet de loi immigration pourrait être discuté au Parlement à la fin de 2023, voire au début de 2024.

Calais et Menton

Sur les côtes françaises de la Manche, la police des frontières et la police luttent contre les départs de migrants qui tentent à bord de petites embarcations de rejoindre clandestinement le Royaume-Uni, et contre les « points de fixation » où stationnent les migrants qui attendent le bon moment pour tenter la traversée. Outre la destruction systématique des tentes et cabanes dressées ici et là sur le territoire, la police et certaines municipalités prennent des mesures pour entraver la formation de « jungles » en rasant des zones forestières et en plaçant des rochers aux endroits les plus propices à l’installation d’abris de fortune.

Dans la commune de Calais, les associations et les ONG qui viennent en aide aux étrangers en situation irrégulière font état de la présence d’environ 800 personnes, principalement originaires du Soudan, d’Érythrée, de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan, du Kosovo et d’Albanie. Ce chiffre, en baisse par rapport aux années antérieures, ne signifie pas pour autant que l’on assiste à un recul du phénomène, mais plutôt à une moindre concentration de migrants en un même lieu, ceux-ci ayant été contraints de se disperser sur une zone beaucoup plus vaste.

Le renforcement de la surveillance des frontières a, par ailleurs, eu pour effet de modifier le paysage local : grillages, murs, barbelés, zones désertifiées font courir davantage de risques à ceux qui tentent de traverser la Manche. Après le naufrage du 24 novembre 2021, qui a entraîné la mort de 27 migrants, et qui ne semble pas avoir déclenché d’enquête interne chez les garde-côtes, un nouveau drame s’est produit le 12 août 2023, qui a coûté la vie à six Afghans. Une embarcation, qui transportait 65 migrants, a coulé ce jour-là à 2 heures du matin au large de Sangatte. Les survivants ont été recueillis par les marines française et britannique. Comme souvent en pareille occasion, les pouvoirs publics ont fait porter toute la responsabilité sur les passeurs.

Si le Pas-de-Calais ne voit pas se tarir le flux de migrants irréguliers qui quittent la France, l’Hexagone craint un afflux d’exilés par la frontière franco-italienne. En septembre 2023, préoccupé par les images montrant l’arrivée de milliers de migrants sur l’île de Lampedusa137 Une bénévole, qui depuis cinq ans aide les migrants débarquant à Porto Empedocle (Sicile) après avoir été secourus par les bateaux de la marine italienne, nous a expliqué que, suite à la volonté du gouvernement italien de réduire à deux les points de débarquement officiels sur les côtes de la péninsule, à savoir Lampedusa et Porto Empedocle, ces derniers sont devenus un "entonnoir" dans lequel les migrants sont canalisés. Ces deux lieux sont donc destinés à enregistrer à l’avenir un nombre record d’arrivées., qualifiée à tort de « sans précédent », le ministère de l’Intérieur s’est rapidement préparé à renforcer la surveillance à Menton, tout en augmentant les capacités d’accueil pour la rétention sur place des migrants en situation irrégulière.

Politique de l’« orientation directive »

Dans le domaine de l’accueil des demandeurs d’asile, en 2021, le gouvernement français a mis en œuvre le premier cycle (2021-2023) de l’« orientation directive », ainsi définie dans un rapport du 24 mai 2023 qui en fait le bilan : « L’orientation directive des demandeurs d’asile vise à équilibrer sur le territoire métropolitain le flux et l’accueil des primo-demandeurs d’asile en besoin d’hébergement afin de corriger certains déséquilibres géographiques enregistrés lors du dépôt des demandes d’asile. Cette orientation est prononcée par l’Office français de l’immigration et de l’intégration après examen de la situation et évaluation de la vulnérabilité des intéressés »138 Cf. le Rapport dinformation n° 1265 sur lorientation directive des demandeurs dasile déposé par la Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire sur l’orientation directive des demandeurs d’asile et rédigé par Stella Dupont et Mathieu Lefèvre.. Dans la pratique, cette mesure vise à corriger les disparités territoriales concernant l’accueil des demandeurs d’asile. Ainsi, alors qu’en 2021 50 % des demandeurs d’asile étaient concentrés dans la seule région de l’Île-de-France, cette opération de relocalisation a permis de réduire à 33 % la charge supportée par la région parisienne, 36 106 demandeurs d’asile ayant été transférés en province en 2022.

Le déroulement de l’« orientation directive » a servi de prétexte au parti Reconquête pour faire campagne contre l’arrivée de demandeurs d’asile dans de petites villes comme Callac (Côtes d’Armor)139 Cf. FLOC’H, Benoît, La ville de Callac, en Bretagne, abandonne son projet daccueil de réfugiés sous la pression de lextrême droite, « Le Monde », 16 janvier 2023., Bélâbre (Indre)140 Cf., par exemple, FERRY, Émeline, À Bélâbre, larrivée dun centre de demandeurs dasile provoque des tensions, sur les ondes de « France Bleu Berry » le 24 février 2024. ou Saint-Brévin-les-Pins (Loire-Atlantique)141 Cf. l’article du Monde et de l’AFP, Yannick Morez, maire de Saint-Brévin-les-Pins, annonce sa démission, déplorant « le manque de soutien de lÉtat », « Le Monde », le 11 mai 2023., pour ne citer que les cas les plus médiatisés. À plusieurs reprises, des municipalités qui avaient accepté l’implantation de petits centres d’accueil se sont rétractées.

 


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