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Centre d’information et d’études sur les migrations internationales

Migrants secourus durant leur traversée de la Manche - © Sky News

Aller simple pour Kigali !

Le Royaume-Uni, un « modèle » pour l’Union européenne en matière d’externalisation de l’asile ?

Niandou TOURÉ

Le 23 avril 2024, le Parlement britannique a adopté une loi sur l’asile et l’immigration dénommée « Safety of Rwanda » (traduisant l’idée que cet État d’Afrique de l’Est est un « pays tiers sûr »), qui prévoit l’expulsion vers ce pays1.LEFIEF, Jean-Philippe, “Envoi des migrants par le Royaume-Uni au Rwanda : neuf ques-tions pour comprendre”, Le Monde, le 24 avril 2024, https://www.lemonde.fr/international/article/2024/04/24/envoi-des-migrants-par-le-royaume-uni-au-rwanda-9-questions-pour-comprendre_6229636_3210.html. de tous les demandeurs d’asile entrés illégalement au Royaume-Uni après le 1er janvier 2022, et en particulier ceux qui ont emprunté « des voies dangereuses »2.UNITED KINGDOM Parliament, Safety of Rwanda (Asylum and Immigration) Act 2024, https://www.legislation.gov.uk/ukpga/2024/8/enacted. . Dans le cadre de cette loi qui résulte d’un accord signé entre Londres et Kigali en avril 2022 alors que l’ancien Premier ministre conservateur Boris Johnson était aux commandes3.HARROIS, Thibaud, “Royaume-Uni : en défendant les expulsions vers le Rwanda, Boris Johnson s’adresse directement à l’électorat qui vote conservateur depuis le Brexit’ (propos recueillis par Eléa Pommiers)”, Le Monde, le 15 juin 2022, https://www.lemonde.fr/international/article/2022/06/15/royaume-uni-en-defendant-les-expulsions-vers-le-rwanda-boris-johnson-s-adresse-directement-a-l-electorat-qui-vote-conservateur-depuis-le-brexit_6130501_3210.html., l’examen des demandes d’asile sera entièrement délégué à l’État rwandais. La loi dispose que les demandeurs d’asile reconnus comme réfugiés seront autorisés à rester au Rwanda, tandis que ceux qui auront été déboutés du droit d’asile pourront soit demander à s’installer dans ce pays pour d’autres raisons ou solliciter la protection d’un autre « pays tiers sûr ». Quoi qu’il arrive, il ne sera pas possible pour les demandeurs d’asile concernés de retourner au Royaume-Uni.

L’accord d’expulsion des demandeurs d’asile vers le « pays des mille collines » est assorti d’un ensemble de conditions financières : le Royaume-Uni a déjà versé 220 millions de livres sterling au Rwanda, montant auquel devrait s’ajouter 150 millions de livres supplémentaires au cours des trois prochaines années et 120 millions une fois que les 300 premiers demandeurs d’asile y auront été « relocalisés ». De plus, pour chaque personne expulsée, 20 000 livres seront versées au Rwanda ainsi que 150 874 livres additionnelles destinées à couvrir les coûts de « traitement et d’exploitation »4.Macaskill, Andrew, “UK’s Rwanda plan for asylum seekers could cost more than 600 mln pounds”, Reuters, March 1st 2024, https://www.reuters.com/world/uk/uks-rwanda-plan-asylum-seekers-could-cost-more-than-600-mln-pounds-2024-03-01.. Selon les travaillistes, le coût global des 300 premières expulsions s’élèverait à 1,8 million de livres par personne5.Ce mode de calcul est discutable étant donné que les 220 millions de livres sterling déjà versées au Rwanda seront allouées à la construction des infrastructures prévues pour l’accueil de l’ensemble des demandeurs d’asile qui seront “relocalisés” dans ce pays au fil des années., ce qui n’a pas manqué de susciter leur indignation6.LE FIGARO/AGENCE FRANCE PRESSE, “Royaume-Uni : expulser des migrants au Rwanda est un bon investissement’, selon Rishi Sunak”, Le Figaro, le 1er mars 2024, https://www.lefigaro.fr/international/royaume-uni-expulser-des-migrants-au-rwanda-est-un-bon-investissement-selon-rishi-sunak-20240301..

Alors que l’actuel Premier ministre britannique, Rishi Sunak, a annoncé fin avril que les premiers départs vers Kigali seront organisés « d’ici dix à douze semaines »7.EURONEWS/ ASSOCIATED PRESS, “First deportation flights to Rwanda set to leave UK in a few months”, Euronews, April 22nd 2024, https://fr.euronews.com/2024/04/22/les-premiers-vols-dexpulsion-vers-le-rwanda-quitteront-le-royaume-uni-dans-quelques-mois. (soit vers la mi-juillet 2024), l’adoption de cette loi controversée fournit déjà aux observateurs quelques enseignements sur les tendances en cours en matière de traitement des questions migratoires et d’asile en Europe, soulevant de nombreuses interrogations.

Tout d’abord, on peut s’interroger sur l’efficacité de cette mesure qui vise, selon Rishi Sunak — qui se défend de tout manque de compassion envers les migrants — à dissuader les candidats à l’immigration : « On m’accuse de manque de compassion, mais c’est tout le contraire, nous voulons créer une dissuasion permanente […] et casser le modèle économique des passeurs »8.DUCOURTIEUX, Cécile, “Au Royaume-Uni, Rishi Sunak obtient l’adoption de la loi sur l’expulsion des demandeurs d’asile au Rwanda”, Le Monde, le 23 avril 2024, https://www.lemonde.fr/international/article/2024/04/23/au-royaume-uni-rishi-sunak-fait-plier-la-chambre-des-lords-et-obtient-la-mise-en-uvre-de-la-loi-sur-l-expulsion-des-demandeurs-d-asile-au-rwanda_6229271_3210.html.. Selon le Premier ministre britannique, seul le Parti conservateur propose de véritables solutions pour arrêter les « Small Boats », ces bateaux pneumatiques qui traversent la Manche, une position qui va dans le sens de celle de son ministre de l’Intérieur, James Cleverly rappelant dans une tribune adressée aux Français que « la migration illégale est une entreprise qui peut être mortelle » et que « des dizaines de milliers de personnes sont mortes en se lançant dans ces dangereux périples »9.LE MONDE, “James Cleverly, ministre de l’Intérieur du Royaume-Uni : La loi migratoire avec le Rwanda constitue un changement colossal dans notre politique migratoire’”, Le Monde, le 6 mai 2024, https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/05/06/james-cleverly-ministre-de-l-interieur-du-royaume-uni-la-loi-migratoire-avec-le-rwanda-constitue-un-changement-colossal-dans-notre-politique-migratoire_6231904_3232.html.. L’exécutif britannique semble vouloir afficher de bons sentiments, lesquels justifieraient l’adoption de cette loi qui aurait pour finalité de protéger les migrants en leur évitant de mettre leur vie en danger pour arriver au Royaume-Uni.

Pourtant, à l’heure où nous rédigeons ces lignes, en matière de lutte contre « l’immigration illégale », l’efficacité de cette loi qui prévoit de « sous-traiter » l’examen des demandes d’asile au Rwanda, semble contredite par les faits puisque, un mois après son adoption, le nombre de personnes entrées illégalement au Royaume-Uni en mai 2024 est supérieur à celui constaté en mai 2023 ; les données concernant la période allant du 1er janvier au 25 mai 2024 sont même plus impressionnantes avec 10 170 entrées non autorisées, un record historique10.LE HUFFPOST/AGENCE FRANCE PRESSE, “Royaume-Uni : malgré la loi Rwanda’ de Rishi Sunak, il n’y a jamais eu autant de traversées de la Manche”, Le Huffpost, le 25 mai 2024, https://www.huffingtonpost.fr/international/article/au-royaume-uni-malgre-la-loi-rwanda-de-sunak-il-n-y-a-jamais-eu-autant-de-traversees-de-la-manche_234482.html ; FRANCE 24, “Royaume-Uni : plus de 10 000 migrants ont traversé la Manche depuis le début de l'année, un record”, France 24, le 25 mai 2024, https://www.france24.com/fr/europe/20240525-royaume-uni-plus-de-10-000-migrants-ont-travers%C3%A9-la-manche-depuis-le-d%C3%A9but-de-l-ann%C3%A9e-un-record.. Cette situation vient rappeler, si cela était encore nécessaire, l’inefficacité des mesures visant à dissuader les migrants qui, au péril de leur vie, tentent de franchir les frontières. Autre illustration, symbolique cette fois, le drame survenu dans la nuit du 22 au 23 avril 2024 : alors que le législateur britannique était en train d’adopter la loi « Safety of Rwanda », cinq personnes, dont une enfant de 4 ans, sont mortes en essayant de traverser la Manche11.BECEL, Rose A., “Immigration : que contient l’accord voté au Royaume-Uni pour expulser les demandeurs d’asile vers le Rwanda ?”, Public sénat, le 23 avril 2024, https://www.publicsenat.fr/actualites/international/immigration-que-contient-laccord-vote-au-royaume-uni-pour-expulser-les-demandeurs-dasile-vers-le-rwanda.. Il est encore trop tôt pour se prononcer sur les effets de cette loi, étant donné que les indicateurs disponibles font état de signaux contradictoires : d’un côté, comme nous l’avons souligné, les données du mois de mai 2024 indiquent que la loi n’a pas contribué à diminuer les arrivées de migrants « clandestins » traversant la Manche, bien au contraire ; de l’autre, on a pu observer l’afflux vers l’Irlande12.PÉNARD, Clément, “Immigration : le plan Rwanda’ du Royaume-Uni pousse les migrants à se réfugier en Irlande”, France Info, le 2 mai 2024, https://www.francetvinfo.fr/societe/immigration/immigration-le-plan-rwanda-du-royaume-uni-pousse-les-migrants-a-se-refugier-en-irlande_6520502.html. de plusieurs centaines de migrants pour qui ce pays est devenu, au moins temporairement, une terre de « transit ». Au regard des situations analogues observées en Europe au cours de la période récente13.Citons l’exemple de l’Italie où l’arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni et les mesures dissuasives annoncées n’ont pas contribué à réduire l’immigration non autorisée. Cf. MASELLI, Francesco, “Italie : surprise par la vague de débarquements, Giorgia Meloni se heurte aux limites de sa stratégie migratoire”, L’Opinion, le 15 septembre 2023, https://www.lopinion.fr/international/italie-surprise-par-la-vague-de-debarquements-giorgia-meloni-se-heurte-aux-limites-de-sa-strategie-migratoire. , on peut légitimement émettre des doutes sur le pouvoir de dissuasion de ce texte.

Au-delà de la question de l’efficacité de la loi « Safety of Rwanda », se pose celle de sa légalité. Si l’on s’en tient à l’avis de la Cour suprême du Royaume-Uni, qui a statué à l’unanimité en novembre 2023, l’accord conclu entre Londres et Kigali est « illégal » puisqu’il consiste à transférer les demandeurs d’asile dans un pays où ils seront exposés à un risque de refoulement vers leur pays d’origine, auquel cas ils pourraient subir des mauvais traitements. Le texte contrevient ainsi à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) dont l’article 3 interdit l’expulsion vers un pays étranger d’une personne si celle-ci est susceptible d’y être victime de torture. Cet avis est partagé par nombre d’observateurs, nationaux comme internationaux : en dépit des amendements apportés au texte initialement retoqué par la Cour suprême, les associations de défense des droits des migrants jugent cette loi cruelle ; les juristes s’en inquiètent, soulignant notamment le fait que dans sa dernière mouture le texte de loi empêche les juges de questionner le statut de « pays sûr » du Rwanda en cas de recours des demandeurs d’asile contre leur expulsion14.EURACTIV FRANCE/AGENCE FRANCE PRESSE, “Droit d’asile dans l’UE : la tentation de l’externalisation”, Euractiv France, le 9 avril 2024, https://www.euractiv.fr/section/immigration/news/droit-dasile-dans-lue-la-tentation-de-lexternalisation..

La loi « Safety of Rwanda » a fait l’objet de vives critiques, notamment de la part de l’Organisation des Nations unies : le haut-commissaire aux droits de l’homme, Volker Türk, a déclaré qu’elle allait « à l’encontre des principes fondamentaux des droits humains », tandis que « les rapporteurs spéciaux de l’ONU sur le trafic d’êtres humains, les droits des migrants et la torture ont averti […] les compagnies et autorités aériennes qui faciliteraient les vols concernés qu’elles pourraient être complices d’une violation des droits humains garantis au niveau international’ »15.EURACTIV FRANCE/ AGENCE FRANCE PRESSE, “Tollé international après l’adoption de la loi britannique visant à expulser des migrants au Rwanda”, Euractiv France, le 23 avril 2024, https://www.euractiv.fr/section/immigration/news/tolle-international-apres-ladoption-de-la-loi-britannique-visant-a-expulser-des-migrants-au-rwanda.. Malgré le tollé qu’a suscité l’accord d’expulsion des demandeurs d’asile vers le Rwanda, le gouvernement britannique a continué de défendre son projet. Afin de faire adopter ce texte, que le ministre de l’Intérieur présente comme « un changement colossal »16.LE MONDE, “James Cleverly, ministre de l’Intérieur du Royaume-Uni : La loi migratoire avec le Rwanda constitue un changement colossal dans notre politique migratoire’”, art. cité. dans la politique migratoire de son pays, des modifications substantielles y ont été apportées après la décision de la Cour suprême17.FEUERSTEIN, Ingrid, “Londres prêt à affronter les tribunaux pour défendre sa loi sur l’expulsion de migrants au Rwanda”, Les Échos, le 23 avril 2024, https://www.lesechos.fr/monde/europe/le-parlement-britannique-adopte-la-loi-controversee-sur-lexpulsion-de-migrants-au-rwanda-2090373., permettant désormais aux ministres britanniques d’ignorer les éventuelles mesures provisoires que prendrait la CEDH pour arrêter les expulsions vers le Rwanda. Cette démarche de contournement du cadre légal n’est pas sans rappeler la situation en France où, lors du récent débat autour de la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », plusieurs personnalités politiques se sont insurgées contre le caractère antidémocratique de la décision du Conseil constitutionnel de supprimer une partie des dispositions de cette loi en raison de leur non-conformité avec la Constitution18.Laurent WAUQUIEZ, président de la région Auvergne-Rhône-Alpes, a ainsi regretté ce qu’il a désigné comme un “coup d’État de droit”, tandis que Jordan Bardella, président du Rassemblement national, dénonçait un “coup de force des juges”. Voir : Mourgue, Marion ; Sulzer, Alexandre, “Laurent Wauquiez, après la large censure de la loi Immigration : “Il faut donner au Parlement le dernier mot’”, Le Parisien, le 25 janvier 2024 ; LE MONDE/AGENCE FRANCE PRESSE, “Loi immigration’ en partie censurée : Jordan Bardella dénonce un coup de force des juges’, le gouvernement se félicite”, Le Monde, le 25 janvier 2024.. Ces personnalités politiques s’inscrivent dans une attitude de rejet de la CEDH que beaucoup d’acteurs politiques appellent à quitter depuis une dizaine d’années, à chaque condamnation de la France19.Parmi les responsables politiques les plus critiques envers la CEDH, citons notamment François Fillon (en 2016), Éric Zemmour (en 2018) ou encore Marine Le Pen (en 2019). Voir : LÉCUYER, Yannick, “La diabolisation de la Cour européenne des droits de l’homme”, Revue des droits et libertés fondamentaux, 2023, https://revuedlf.com/cedh/la-diabolisation-de-la-cour-europeenne-des-droits-de-lhomme.. Au Royaume-Uni également, certains membres de l’aile la plus à droite du Parti conservateur plaident pour que le pays se désengage de plusieurs traités internationaux20.LEFIEF, Jean-Philippe, “Envoi des migrants par le Royaume-Uni au Rwanda : neuf ques-tions pour comprendre”, art. cité., dont la CEDH, afin d’empêcher les recours. Cette position semble conforme aux attentes d’une grande partie de l’électorat conservateur21.Riley-Smith, Ben; Hymas, Charles; Maidment, Jack, “Half of Tory Voters Want to Quit European Convention on Human Rights”, The Telegraph, April 9th 2024, https://www.telegraph.co.uk/politics/2024/04/09/half-tory-voters-want-quit-european-convention-human-rights. .

La loi « Safety of Rwanda » n’a pas suscité uniquement des réactions au Royaume-Uni, mais aussi à l’étranger, notamment dans les États membres de l’Union européenne : ces derniers la considèrent-ils comme un « modèle » ? La réponse à cette question est oui si l’on en croit le ministre britannique de l’Intérieur, James Cleverly, qui note un certain « appétit pour ce concept »22.DUCOURTIEUX, Cécile, “La Cour suprême britannique déclare illégal le partenariat migratoire entre le Royaume-Uni et le Rwanda”, Le Monde, le 15 novembre 2023, https://www.lemonde.fr/international/article/2023/11/15/la-cour-supreme-britannique-declare-illegal-le-partenariat-migratoire-entre-le-royaume-uni-et-le-rwanda_6200275_3210.html., arguant qu’en raison de l’augmentation de l’immigration illégale partout en Europe, « l’Italie, l’Allemagne et l’Autriche explorent tous des modèles similaires [au] partenariat [du Royaume-Uni avec le] Rwanda »23.Ibidem.. Sur ce point, James Cleverly ne s’est pas trompé. Ainsi, en mars 2024, le Parti populaire européen (PPE) — le plus grand et le plus ancien groupe du Parlement européen (dont est membre Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne et tête de liste de son parti (la CDU-CSU) aux élections européennes qui auront lieu du 6 au 9 juin prochains selon les pays de l’UE — s’est déclaré favorable aux expulsions de migrants vers des « pays tiers sûrs », à l’instar du partenariat qui lie le Royaume-Uni et le Rwanda24.O'CARROLL, Lisa, “Von der Leyen’s EU Group Plans Rwanda-Style Asylum Schemes”, The Guardian, March 6th 2024, https://www.theguardian.com/world/2024/mar/06/eu-group-european-peoples-party-von-der-leyen-migration-reforms.. Plus récemment, dans une lettre adressée à la Commission européenne, quinze États membres de l’UE (Bulgarie, République tchèque, Danemark, Finlande, Estonie, Grèce, Italie, Chypre, Lettonie, Lituanie, Malte, Pays-Bas, Autriche, Pologne et Roumanie) se sont prononcés en faveur de cette nouvelle forme d’externalisation de l’asile25.FROLOFF, Aurélia, “15 États membres demandent à faciliter le renvoi de migrants vers des pays tiers”, Toute l’Europe, le 17 mai 2024, https://www.touteleurope.eu/vie-politique-des-etats-membres/15-etats-membres-demandent-a-faciliter-le-renvoi-de-migrants-vers-des-pays-tiers. . Ces derniers appellent à s’inspir[er] également de modèles tels que le protocole Italie-Albanie »26.JACQUÉ, Philippe, “Quinze pays de l’Union européenne réclament l’externalisation des demandeurs d’asile”, Le Monde, le 17 mai 2024, https://www.lemonde.fr/international/article/2024/05/17/quinze-pays-de-l-ue-reclament-l-externalisation-des-demandeurs-d-asile_6233893_3210.html.. Ce « protocole » est un accord signé en novembre 2023 entre Rome et Tirana afin d’ouvrir deux camps dédiés à l’accueil des migrants sauvés en Méditerranée où ces derniers pourront déposer leurs demandes d’asile. La référence à cet accord, qui n’a pas encore été mis en œuvre27.LE FIGARO/AGENCE FRANCE PRESSE, “Accord migratoire avec l’Italie: l’Albanie donne son ultime feu vert”, Le Figaro, le 22 février 2024, https://www.lefigaro.fr/international/accord-migratoire-avec-l-italie-l-albanie-donne-son-ultime-feu-vert-20240222., donne à voir l’engouement des démocraties de l’Union européenne pour la « sous-traitance » des demandes d’asile hors des frontières de l’UE.

Comment expliquer l’intérêt des États membres de l’UE pour l’expulsion des demandeurs d’asile vers un « pays tiers sûr », ou supposé tel, alors même que cette mesure est non seulement inefficace mais aussi illégale ? Pour analyser ces évolutions, il convient de replacer le traitement politique de la question de la migration et de l’asile dans le contexte sociopolitique de chaque pays et de l’ensemble régional (UE et Royaume-Uni). Ce faisant, il apparaît que l’adoption de la loi « Safety of Rwanda » est la dernière manœuvre politique de Rishi Sunak dont le parti est donné perdant lors des prochaines élections législatives (prévues le 4 juillet 2024), loin derrière le Parti travailliste28.DUCOURTIEUX, Cécile, “L’immigration, dernière carte pour Rishi Sunak face à un échec électoral annoncé”, Le Monde, le 1er mai 2024, https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/05/01/l-immigration-derniere-carte-pour-rishi-sunak-face-a-un-echec-electoral-annonce_6231037_3232.html.. Cependant, au-delà des paysages politiques nationaux effectivement marqués par la centralité de la question migratoire, devenue une des principales préoccupations des citoyens européens, l’agenda politique en dehors du Royaume-Uni est aujourd’hui marqué par les élections européennes dans le cadre desquelles les partis de la droite conservatrice n’hésitent pas à reprendre à leur compte les thèses de l’extrême droite, qui est donnée favorite à ces élections dans plusieurs pays29.YAXIN, Zhou, “Élections européennes : l’extrême droite pourrait profiter de la crise du pouvoir d’achat et de l’immigration”, The Conversation, le 14 mai 2024, https://theconversation.com/elections-europeennes-lextreme-droite-pourrait-profiter-de-la-crise-du-pouvoir-dachat-et-de-limmigration-227838..

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En dehors de ces considérations politiques conjoncturelles, il est à craindre que la tentation de l’externalisation de l’asile, qui s’est matérialisée dans le cas du Royaume-Uni par l’adoption de la loi « Safety of Rwanda » et dans le cas de l’Italie par l’accord signé avec l’Albanie, soit le signe d’une évolution doctrinale majeure en la matière30.Rappelons qu’ailleurs dans le monde, l’Australie a été un des premiers États à expérimenter l’externalisation de l’asile, notamment avec la “solution du Pacifique”, mise en place entre 2001 et 2007, qui consistait à transférer vers des Îles du Pacifique des demandeurs d’asile arrivés par voie maritime et cherchant à immigrer en Australie.. L’on assiste peut-être à la « troisième phase » de l’asile en Europe : après la première phase correspondant au régime en vigueur avant l’adoption la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, et marquée par le traitement collectif des demandes d’asile (ce qui impliquait que la protection internationale pouvait être accordée en raison de l’appartenance d’une personne à un groupe spécifique : Russes, Arméniens…), suivie de la deuxième phase qui renvoie au régime de la Convention de Genève dans le cadre de laquelle le traitement des demandes d’asile est individuel (avec, pour les demandeurs d’asile, des fortunes diverses en fonction du contexte géopolitique et de leur nationalité)31.AKOKA, Karen, L’asile et l’exil. Une histoire de la distinction réfugiés/migrants, Paris : Éd. La Découverte, 2020, 360 p., la phase qui s’ouvre est celle de l’examen « à distance » des demandes d’asile. Certains militants britanniques de gauche, conscients de ce risque et impuissants face à cette évolution déjà actée dans leur pays, ont tenté de négocier un traitement différencié des demandes d’asile pour les Afghans ayant combattu pour le Royaume-Uni. Cette démarche implique que l’asile serait déjà devenu une question de « mérite » individuel32.Il existe, bien entendu, des précédents historiques au cours desquels la protection internationale était accordée en priorité à certaines catégories de personnes sur la base d’une forme de mérite. Ce fut le cas, par exemple, lors de l’accueil des réfugiés du Sud-Est asiatique en France puisque l’un des trois critères pour leur réinstallation dans les camps était celui des “services rendus à la France”., loin de l’esprit des initiateurs de la Convention de Genève33.Pour une histoire de l’accueil des réfugiés depuis les années 1920, et notamment pour voir : VIANNA, Pedro, “Réfugiés : d’un accueil à l’autre (dossier)”, Migrations société, vol. 28, n° 165, juillet-septembre 2016, pp. 15-130..

En somme, bien que stigmatisée depuis le Brexit, la politique sécuritaire et souverainiste britannique incarnée par la loi « Safety of Rwanda », pourrait bien devenir un « modèle » pour les États de l’UE, y compris pour ceux qui prétendent être exemplaires dans la défense des droits de l’homme. Face à cette évolution, il est impératif de lutter pour la préservation du droit d’asile d’autant plus que sa destruction progressive, et plus généralement le recul en matière de droits fondamentaux des étrangers, annonce en général une régression des droits pour tous les citoyens34.HAYEM, Judith, “La destruction des droits des étrangers en France au risque de la destruction des droits pour tous”, L’Homme & la société, n° 206, 2018, pp. 9-19..

Paris, le 1er juin 2024

Le groupe Manouchian en février 1944 - © Licra

La « deuxième mort de Missak Manouchian », immigré et résistant

Ambivalences et non-dits d’une panthéonisation consensuelle

Vincent GEISSER

Lorsqu’au printemps 2022, le chef de l’État, Emmanuel Macron, a annoncé publiquement son désir de faire entrer le couple Missak et Mélinée Manouchian au Panthéon1LES DÉCODEURS, “Missak et Mélinée Manouchian au Panthéon : quels sont les critères pour y entrer ?”, Le Monde, le 20 février 2024, https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2024/02/20/missak-et-melinee-manouchian-au-pantheon-quels-sont-les-criteres-pour-y-entrer_6092143_4355771.html ; BISEAU, Grégoire ; HOPQUIN, Benoît, “Missak et Mélinée Manouchian, un couple de résistants au Panthéon ?”, Le Monde, le 22 décembre 2022, https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2022/12/22/missak-et-melinee-manouchian-un-couple-de-resistants-au-pantheon_6155347_4500055.html., les militants des associations de solidarité, les porteurs de mémoire2Citons par exemple la pétition “Pour l’entrée du résistant Missak Manouchian, héros de l’Affiche rouge au Panthéon”, lancée en 2017 par la Fédération nationale des anciens combattants français d’origine arménienne, https://www.mesopinions.com/petition/politique/entree-resistant-missak-manouchian-heros-affiche/30301#., les universitaires travaillant sur l’histoire et la sociologie des migrations ou encore les citoyens ordinaires attachés à l’identité cosmopolite de notre société, ont éprouvé une immense satisfaction au regard d’un acte symbolique, réparant en partie l’une des plus grandes injustices de l’histoire contemporaine : l’occultation volontaire de la contribution de la main-d’œuvre immigrée à la Résistance et à la libération de la France. Pourtant, à mesure que la commémoration annoncée revêtait le statut d’évènement officiel, axé entièrement sur la personnalité du président de la République et mis en scène par les plus hautes autorités de l’État avec l’aide d’une société de communication privée, un sentiment de malaise a commencé à gagner celles et ceux qui avaient initialement émis l’idée d’un hommage national à Missak Manouchian et à tous les résistants immigrés engagés dans le combat contre le nazisme3DEJEAN, Mathieu ; ESCALONA, Fabien, “Manouchian au Panthéon : un geste mémoriel empreint d’hypocrisie politique”, Mediapart, le 20 février 2024 : https://www.mediapart.fr/journal/politique/200224/manouchian-au-pantheon-un-geste-memoriel-empreint-d-hypocrisie-politique.. Faire entrer le « métèque arménien » au Panthéon oui, mais pour véhiculer quel message, quelles valeurs ?

Ce malaise est aujourd’hui d’autant plus fort que l’hommage officiel à Missak Manouchian intervient dans un contexte sociopolitique de criminalisation de l’immigration légale et illégale, marqué par une remise en cause partielle du droit du sol et l’imposition d’une forme de « préférence nationale » qui ne sont pas seulement l’œuvre de l’extrême droite mais celle d’une politique d’État clairement assumée par le gouvernement et le président de la République. La radicalisation identitaire4NABLI, Béligh, La république identitaire. Ordre et désordre français, Paris : Éd. du Cerf, 2016, 173 p. n’est donc plus exclusivement le fait d’une minorité d’extrémistes, obscurs héritiers du régime de Vichy et de groupuscules néo-fascistes : elle est désormais encouragée et légitimée par le discours de la majorité présidentielle et de ses alliés de circonstance, la droite dite « républicaine » et le Rassemblement national (rn). Oui, il y a quelque chose de malsain à rendre un hommage national à Missak Manouchian en travestissant les principes et les valeurs pour lesquels le militant apatride a lutté durant toute sa vie. Ses combats se trouvent vidés de leur sens, transformés en vaste opération de détournement mémoriel : on exhume la figure héroïque de Manouchian pour mieux conforter un supposé « consensus national » qui se construit précisément contre la figure de l’Autre (le clandestin, l’immigré, l’étranger, le sans-papiers, l’islamo-gauchiste, le citoyen français solidaire des exilés, etc.)5BERNARD, Philippe, “Missak Manouchian au Panthéon : l’identité composite des résistants de l’Affiche rouge constitue un retentissant rappel de ce que signifie être français’”, Le Monde, le 11 février 2024, https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/02/11/pantheonisation-de-manouchian-l-identite-composite-des-resistants-de-l-affiche-rouge-constitue-un-retentissant-rappel-de-ce-que-signifie-etre-francais_6215945_3232.html..

Il est vrai qu’au regard de la nouvelle doxa identitaire vulgarisée par une partie de la classe politique française, Missak Manouchian n’aurait probablement pas été digne de figurer dans « l’arc républicain »6DUPONT, Marion, “L’arc républicain’ un concept destiné à exclure certains du champ de la légitimité politique’” (entretien avec Cécile ALDUY), Le Monde, le 13 décembre 2023, https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/12/13/l-arc-republicain-un-concept-destine-a-exclure-certains-du-champ-de-la-legitimite-politique_6205527_3232.html. et aurait très certainement été recalé au brevet de « bonne francité ». Il aurait été tout simplement exclu de sa propre cérémonie d’hommage. Contrairement au Rassemblement national, parti fondé en 1972 par des nostalgiques du maréchal Pétain et ouvertement anti-immigrés, dont la présidente du groupe parlementaire à l’Assemblée nationale, Marine Le Pen, figurait pourtant en bonne place parmi les personnalités conviées à l’hommage républicain7D’ANGELO, Robin ; SEGAUNES, Nathalie, “Marine Le Pen à la cérémonie d’entrée des Manouchian au Panthéon : ultime étape de la normalisation du RN ?”, Le Monde, le 20 février 2024, https://www.lemonde.fr/politique/article/2024/02/20/manouchian-au-pantheon-la-normalisation-contrariee-de-marine-le-pen_6217449_823448.html., les héritiers légitimes des combats politiques de Missak Manouchian étaient faiblement représentés, invisibilisés, voire pour certains d’entre eux carrément écartés. On peut donc légitimement s’interroger sur le message renvoyé par ce dispositif mémoriel, à l’instar de Philippe Bernard, journaliste spécialiste de l’immigration : « […] La signification de la cérémonie voulue par Emmanuel Macron serait autrement plus forte s’il cessait de louvoyer entre les postures morales qu’il adopte dans ses discours mémoriels et les actes par lesquels il installe les responsables du RN et certains de ses thèmes au centre de sa stratégie politique. Combattre l’extrême droite suppose un cap clair. Et non pas conforter ses obsessions ou oublier son histoire sinistre dès qu’il s’agit des joutes politiques d’aujourd’hui »8LE MONDE, “Emmanuel Macron face aux leçons des Manouchian” (Éditorial), Le Monde, le 21 février 2024, https://www.lemonde.fr/politique/article/2024/02/21/emmanuel-macron-face-aux-lecons-des-manouchian_6217695_823448.html.. En somme, « Manouchian est mort, vive Manouchian ! », mais il s’est mué en héros national dépouillé de ses idéaux et du sens profond de ses combats politiques et idéologiques contre l’extrême droite et le racisme d’État.

Il ne s’agit pas de crier à la récupération politique et partisane d’une figure héroïque de la résistance au fascisme — critique sans doute trop facile — mais de s’interroger sur les effets d’entropie (perte de sens) et de réduction mémorielle induits par le processus de panthéonisation. Car, celui-ci renvoie inévitablement — quelle que soit la personnalité panthéonisée — à une mémoire excluante et sélective, comme le note très justement Gaël Gaillaud, auteur d’une étude sociologique sur la question : « Outre cette impossibilité de se confondre avec la mémoire nationale, la mémoire prônée par le Panthéon est doublement excluante. Premièrement, elle est une mémoire sélective, mettant en avant un nombre limité de figures aux dépens d’autres, ce dont témoigne l’activisme en faveur de telle ou telle figure […]. Deuxièmement, elle est une mémoire excluante par l’élection de valeurs spécifiques auxquelles le pouvoir politique confère une connotation positive, élection qui s’effectue toujours aux dépens d’autres valeurs et contribue donc à façonner les bords d’une société acceptable »9Gaillaud, Gaël, Simone Veil au Panthéon. Analyse de la fabrique d’une mémoire nationale, consensuelle et héroïsante, mémoire de diplôme, Sciences Po Aix, 2020, 216 p. (voir p. 46). . En résumé, panthéoniser ce n’est pas seulement sélectionner une personnalité sur une liste de candidats, c’est aussi opérer un choix parmi ses valeurs et ses combats, reconstruire sa biographie personnelle et sa trajectoire militante, afin qu’elles répondent aux attentes politiques du moment qui sont déterminées par les seuls dignitaires étatiques10RECKER, Fabien, “Gisèle Halimi : pourquoi Macron lui refuse le Panthéon”, Public Sénat, le 26 août 2021, https://www.publicsenat.fr/actualites/non-classe/gisele-halimi-pourquoi-l-elysee-ne-souhaite-pas-lui-ouvrir-le-pantheon-190204.. En ce sens, depuis les années 1980, la panthéonisation rime presque toujours avec présidentialisation : « […] L’entrée au Panthéon devient un rituel politique récurrent, présent à chaque mandat présidentiel. La cérémonie est alors l’occasion pour le pouvoir présidentiel de se manifester, de mettre en avant une certaine image de la République et des valeurs qu’elle porte, tout en rendant hommage à une personnalité consensuelle souvent portée par des groupements d’intérêts ou acteurs spécifiques […]. L’entrée au Panthéon est en effet un moyen pour le président de la République d’imposer, ou du moins proposer, une mémoire officielle »11Gaillaud, Gaël, op. cit (voir p. 21)..

De ce point vue, l’hommage officiel au héros arménien et le dispositif mémoriel qui l’accompagne nous renseignent davantage sur le « panthéonisateur » que sur le « panthéonisé ». Pour le dire autrement, le Manouchian qui est entré au Panthéon, ce 21 février 2024, est un Manouchian « macronisé », désidéologisé et dépolitisé, vidé de toute charge subversive. Dans le discours présidentiel, la référence récurrente à son intimité amoureuse avec Mélinée — il est vrai que ce passage nous a tous émus12Macron, Emmanuel, Déclaration du président de la République en hommage à Missak Manouchian, résistant d'origine arménienne fusillé en février 1944 par l'occupant nazi, pour son entrée au Panthéon avec sa femme Mélinée, Paris, le 21 février 2024, https://www.vie-publique.fr/discours/293108-emmanuel-macron-21022024-missak-manouchian-entree-au-pantheon. — met volontairement en avant le registre romantique au détriment du registre idéologique : le Manouchian intime reconstruit par la rhétorique présidentielle contribue à évacuer les questions qui fâchent : le racisme d’État13Tévanian, Pierre, “Les Manouchian au Panthéon : récupération politique ou victoire militante ? Les deux !”, L’Obs, le 21 février 2024, https://www.nouvelobs.com/opinions/20240221.OBS84756/tribune-les-manouchian-au-pantheon-recuperation-politique-ou-victoire-militante-les-deux.html., la répression policière14BERLIèRE, Jean-Marc, Polices des temps noirs, France 1939-1945, Paris : Éd. Perrin, 2018, 1392 p., la collaboration des fonctionnaires français avec l’occupant nazi15Musée national de la Résistance, Les organes de répression de l’État français, décembre 2018, https://www.musee-resistance.com/wp-content/uploads/2018/12/organes-repression_Etat-francais.pdf., l’antisémitisme et la xénophobie des autorités de l’époque, et surtout le traitement discriminatoire subi par les résistants immigrés, y compris dans leur propre parti16SEMO, Marc, “Les sacrifiés de l’affiche rouge”, Libération, Le 16 septembre 2009, https://www.liberation.fr/cinema/2009/09/16/les-sacrifies-de-l-affiche-rouge_581827/., c’est-à-dire tous ces fléaux sociaux et politiques contre lesquels luttait précisément Manouchian. Or, les combats du « métèque arménien », du débouté de la nationalité française17La nationalité française lui fut refusée à deux reprises, fait qui a d’ailleurs été rappelé de manière allusive par Emmanuel Macron dans son discours du 21 février 2024 : “Des dernières heures, dans la clairière du Mont-Valérien, à cette Montagne Sainte-Geneviève, une odyssée du vingtième siècle s’achève, celle d’un destin de liberté qui, depuis Adyiaman, survivant au génocide de 1915, de famille arménienne en famille kurde, trouvant refuge au Liban avant de rejoindre la France, décide de mourir pour notre Nation qui, pourtant, avait refusé de l'adopter pleinement”. Cf. Macron, Emmanuel, op. cit. et du résistant clandestin, font étonnamment écho à l’actualité des années 2020. C’est pour cette raison qu’ils viennent perturber le processus de panthéonisation, construit sur un mode consensuel, car le militant Manouchian ne répond en rien aux critères de la « bonne francité » ou de « l’immigré méritant » promus aujourd’hui par la politique identitaire du gouvernement, de la droite sécuritaire et de l’extrême droite (rn et Reconquête)18Tévanian Pierre, “Manouchian n’est pas un héros de roman national’”, Les mots sont importants, le 21 février 2024, https://lmsi.net/Manouchian-n-est-pas-un-heros-de-roman-national.. Aux yeux de ces derniers, Manouchian serait considéré actuellement comme un « mauvais Français »19FASSIN, Didier, “Nous sommes tous de mauvais Français”, Télérama, n° 3133, le 27 janvier 2010. et un danger pour la cohésion de « l’arc républicain » : exilé, immigré politisé, communiste critique20Bien que fidèle à la ligne politique du parti, Missak Manouchian émettait aussi des divergences à l’égard de la direction du Parti communiste français. Sur ce point, voir le documentaire de Boucault, Mosco L., Des terroristes à la retraite, Zek Productions, 1985, 81 minutes, rediffusé récemment par ARTE. Voir aussi le témoignage de sa veuve : CHEMIN, Ariane, “Le passé retrouvé de Missak et Mélinée Manouchian, qui entrent aujourd’hui au Panthéon”, Le Monde, le 9 février 2024, https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2024/02/09/le-passe-retrouve-de-missak-et-melinee-manouchian_6215558_4500055.html. , esprit libre et, pire encore, terroriste ! En deux mots : un « arméno-gauchiste », menaçant nos valeurs nationales ! La panthéonisation suppose donc une opération de « lissage mémoriel », où les éléments les plus gênants de la biographie de l’élu sont reconstruits sur le registre de l’héroïsme individuel, voire dans certains cas carrément occultés, afin de les faire converger avec la visée consensuelle de l’acte commémoratif.

à juste titre, certaines personnalités intellectuelles et morales ont déploré que le couple Manouchian entre seul au Panthéon, sans leurs 23 camarades de l’Affiche rouge, pourtant tous fusillés au Mont-Valérien, à l’exception d’Olga Bencic, l’unique femme du groupe, qui sera décapitée en mai 1944 dans la prison où elle était incarcérée à Stuttgart21Besse, Jean-Pierre ; Grason, Daniel, “BANCIC Olga [BANCIC Golda, dite Pierrette]”, Le Maitron, le 8 décembre 2021, https://maitron.fr/spip.php?article15575.. Ils ont choisi d’interpeller Emmanuel Macron à ce sujet : « […] Monsieur le Président, c’est ce message que contredit le choix de faire entrer au Panthéon Missak et Mélinée Manouchian, et eux seuls. Eux-mêmes ne l’auraient sans doute ni compris ni souhaité. Isoler un seul nom, c’est rompre la fraternité de leur collectif militant. Distinguer une seule communauté, c’est blesser l’internationalisme qui les animait. Ce groupe de résistants communistes ne se résume pas à Manouchian qui, certes, en fut le responsable militaire avant que la propagande allemande ne le promeuve chef d’une bande criminelle. Et le symbole qu’il représente, à juste titre, pour nos compatriotes de la communauté arménienne est indissociable de toutes les autres nationalités et communautés qui ont partagé son combat et son sacrifice »22COLLECTIF (Tribune), “Missak Manouchian doit entrer au Panthéon avec tous ses camarades” Le Monde, le 23 novembre 2023, https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/11/23/missak-manouchian-doit-entrer-au-pantheon-avec-tous-ses-camarades_6201857_3232.html.. Certes, cet appel à une panthéonisation collective des « martyrs de l’Affiche rouge » peut paraître juste et légitime, mais il semble faire fi des évolutions récentes. Comme nous l’avons souligné précédemment, l’entrée au Panthéon renvoie principalement à une mémoire excluante et sélective visant à isoler l’individu du groupe en privilégiant une approche individualisante, voire individualiste, de la construction du héros national. Sur le plan légal et formel, il n’existe pourtant aucune opposition à ce qu’un groupe de femmes et d’hommes puisse entrer collectivement au Panthéon. Par exemple, en 2007, les Justes, ces citoyens ordinaires qui ont sauvé des Juifs durant l’occupation nazie, ont été honorés collectivement23Comité français pour Yad Vashem, “Il y a 15 ans les Justes de France honorés au Panthéon”, le 18 janvier 2022, https://yadvashem-france.org/les-justes-de-france-au-pantheon.. Cependant, sur le plan idéologique, la commémoration des héros nationaux est souvent contradictoire avec la célébration de l’action collective, protestataire et subversive. Isoler les époux Manouchian du reste du groupe, c’est aussi privilégier une lecture dépolitisante de la Résistance sur un registre purement intimiste et romantique (la passion amoureuse pour une femme et la patrie) au détriment d’une lecture historique (la lutte des classes, la condition immigrée, la solidarité des groupes minoritaires face à l’oppression, etc.). La panthéonisation vise presque toujours à conforter le mythe national24CITRON, Suzanne, Le mythe national. L’histoire de France en question, Paris : Éd. Ouvrières, 1987, 318 p. plutôt qu’à rendre justice aux femmes et aux hommes qui ont fait l’histoire, surtout lorsqu’il s’agit d’étrangers et d’immigrés. En ce sens, elle constitue un acte d’assimilation et de francisation forcé — on ne demande pas l’avis au panthéonisé —, dont l’objectif est de conforter le roman national25TÉVANIAN, Pierre, “Manouchian n’est pas un héros de roman national”, art. cité..

À la présidentialisation de la procédure de panthéonisation correspond donc presque toujours une personnalisation/individualisation des héros détachés de toute appartenance communautaire, partisane et politique. C’est la condition même de la fabrication d’un consensus national : pour devenir un héros français, Missak Manouchian doit être dépouillé post-mortem de ses identités communautaires, politiques et idéologiques, du moins celles qui viennent contredire la doxa d’un républicanisme aux accents nationalistes, que l’on fait trop souvent passer pour un universalisme26GATINOIS, Claire, “La panthéonisation de Missak Manouchian célèbre l’esprit universaliste de la Résistance”, Le Monde, le 19 juin 2023, https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/06/19/la-pantheonisation-de-missak-manouchian-celebre-l-esprit-universaliste-de-la-resistance_6178250_823448.html.. Pas de doute qu’au regard de son attachement passionné à sa culture d’origine, Manouchian apparaîtrait aujourd’hui comme un « communautariste en puissance » : « rédacteur de la presse arménienne et membre de la direction de la branche française du HOK27Comité de secours pour l’Arménie affilié à l’Internationale communiste., il joue un rôle-clé dans la communauté arménienne. Mais s’il chérit sa culture, au point de vouloir compter parmi les auteurs d’une nouvelle littérature arménienne, il rejette le nationalisme. Son application à traduire en arménien des œuvres françaises témoigne avant tout d’une volonté de dialogue et d’échanges »28ATAMIAN, Astrig, “Missak Manouchian, poète et communiste atypique, entre au Panthéon”, Le Monde, le 21 février 2024, https://www.lemonde.fr/politique/article/2024/02/21/missak-manouchian-poete-et-communiste-atypique-entre-au-pantheon_6217680_823448.html.. Son entrée au Panthéon suppose de réduire son arménité revendicative à une sorte de vestige folklorique, certes honorable mais conduit à se fondre dans le creuset républicain. Comme le rappelle le philosophe Pierre Tévanian, lui-même d’origine arménienne, le Manouchian du Panthéon est un héros désincarné, dont la biographie officielle n’a plus grand-chose à voir avec la réalité de son histoire militante, communautaire et collective29Il est vrai que le Premier ministre de la République d’Arménie ainsi que diverses personnalités franco-arméniennes ont été invités à la cérémonie de panthéonisation de Manouchian, mais l’arménité célébrée par le président de la République française emprunte un registre très folklorisant sans réflexion approfondie sur le rôle des “minorités nationales” dans la résistance contre le fascisme et le nazisme. : or, « il a milité en France avec les siens  sa classe, mais aussi sa communauté  et il a créé la revue ???? (Tchank) dans sa langue d’origine. Sous l’occupation il s’est organisé en non-mixité, sans les Français, au sein du FTP/MOI, Francs-Tireurs Partisans/Main-d’Œuvre Immigrée. Bref : tout ce que nos panthéoniseurs d’aujourd’hui vomissent, sous le nom de mondialisme, immigrationnisme, gauchismecommunautarisme ou séparatisme. Je ne suis pas contre les hommages et les lieux de mémoire  loin, très loin de là. Mais pas n’importe comment. Qu’on célèbre donc Manouchian et les siens, qu’on le fasse mille fois puisqu’ils le méritent, mais qu’on le fasse pour ce qu’ils furent vraiment  qui mérite bien plus l’hommage que ce Manouchian relooké, icône factice d’un imaginaire politique régressif et mortifère ».

Plus encore, la panthéonisation de Missak Manouchian apparaît comme une procédure de dépossession et d’appropriation abusive par les cercles dirigeants d’un travail de mémoire de longue haleine accompli par les acteurs sociaux. De ce fait, « elle est problématique […] puisqu’elle tend à occulter, par la mise en scène du rite, le travail de délégation et les dynamiques sociales dont l’intronisation au Panthéon est l’aboutissement »30Gaillaud, Gaël, op. cit. (voir p. 40).. En 2024, Manouchian est devenu un « héros acceptable », célébré par les médias mainstream, les partis politiques et les intellectuels du sérail. Son héroïsme est désormais posé comme une évidence républicaine, avec l’onction du chef de l’État qui a décidé seul, avec le concours d’une agence de communication privée31Pour la panthéonisation de Simone Veil comme pour celle de Missak Manouchian, c’est une agence privée de communication événementielle (Shortcut Events) qui a remporté l’appel d’offres. Sur le rôle des entreprises privées dans les procédures de panthéonisation, voir : Gaillaud, Gaël, op. cit. (voir pp. 77-82)., du dispositif commémoratif et des invités triés sur le volet32LES DÉCODEURS, art. cité.. Or, ce ne fut pas toujours le cas. Pendant longtemps, Manouchian a été un héros « caché » par la direction nationale du Parti communiste, oublié par la plupart des cercles de la Résistance française et totalement méprisé par les milieux dirigeants, parce qu’associé à une arménité radicale et subversive, loin de l’image idéale du « résistant français » que l’on souhaitait promouvoir et transmettre aux générations futures. La redécouverte du rôle majeur de Missak Manouchian et de ses camarades immigrés dans la lutte contre le nazisme et le régime collaborationniste de Vichy doit surtout au travail mémoriel de l’extrême gauche radicale, des militants indépendantistes arméniens entraînés dans les camps palestiniens du Liban, des milieux communautaires luttant pour la reconnaissance du génocide arménien33Toulajian, Sophie-Zoé, “Convoquée par l’extrême gauche française et par la lutte armée arménienne, la figure de Missak Manouchian est porteuse de plusieurs histoires”, Le Monde, le 21 février 2024, https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/02/21/convoquee-par-l-extreme-gauche-francaise-et-par-la-lutte-armee-armenienne-la-figure-de-missak-manouchian-est-porteuse-de-plusieurs-histoires_6217744_3232.html. et de quelques rares universitaires qui se sont intéressés très tôt à l’histoire des FTP-MOI34Wieviorka, Annette, Ils étaient juifs, résistants, communistes, Paris : Éd. Denoël, 1986, 390 p. ; Courtois, Stéphane ; Peschanski, Denis ; RAYSKI, Adam, Le Sang de l'étranger. Les immigrés de la M.O.I dans la Résistance, Paris : Éd. Fayard, 1989, 477 p. ; Peschanski, Denis, “Francs-tireurs et partisans français”, in : Dictionnaire historique de la Résistance, Paris : Éd. Robert Laffont, 2006, pp. 187-188..

En définitive, la panthéonisation est moins un processus de récupération partisane que de dénaturation de la mémoire militante et du sens profond des luttes sociales et politiques, notamment celles pour la défense de l’héritage cosmopolite de la société française. Si, à certains égards, la panthéonisation du 21 février a pu être perçue par certains d’entre nous comme la « deuxième mort de Missak Manouchian », le dépouillant définitivement de son corps militant et subversif au profit d’un corps désincarné et démembré, reposant sur un catafalque républicain lisse, dépolitisé et déminé de toute charge contestataire, elle constitue aussi une renaissance ; tel un puissant ressort imaginaire d’un combat collectif contre les visions puristes de l’identité nationale et la tentation autoritaire qui gagnent aujourd’hui nos dirigeants politiques et une partie de nos concitoyens : « Manouchian est vivant, vive Manouchian ! ».

Marseille, le 5 mars 2024

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