Des étrangers plus étrangers que d’autres
De nos jours, dans nombre de pays du Vieux continent, l’un des préjugés les plus fréquents manifestés par l’opinion publique consiste à considérer que – pour des raisons ethniques et culturelles les immigrés des « pays tiers » poseraient plus de problèmes que ceux venant de l’Union européenne ou des pays occidentaux en général. Or, l’histoire des vagues migratoires qui se sont succédé dans les principaux pays d’accueil à travers la planète montre au contraire que toute nouvelle population venue pour pallier les déficits de main-d’œuvre dans certains secteurs délaissés par la populocale, fait systématiquement face à des réactions xénophobes, et ce quelle que soit l’ethnie ou la culture concernée. Ainsi, en France, les immigrés italiensQK, polonais et espagnolsQK, aujourd’hui cités en exemple d’une intégration réussie, furent, lors de leur première vague migratoire massive, perçus comme des populations peu enclines à s’intégrer et comme une menace à l’ordre établi.
Immigrés « à problème »
Il est fréquent de penser que la raison du mauvais accueil parfois réservé aux immigrés par les autochtones serait fonction de leur nombre. Dans un article d’Alain Girard, publié en 1971 dans la revue Population (INED), faisant état d’une enquête d’opinion quant à l’attitude des Français à l’égard de l’immigration étrangère, on peut lire : « De nombreuses autorités évoquent souvent la notion de “seuil de tolérance”, c’est-à-dire la proportion d’étrangers, dans une région ou un secteur, au-delà de laquelle l’accommodation se fait difficilement, provoquant des risques de tension. Trois questions portèrent sur ce seuil, dans la conscience des nationaux. Selon la moyenne des réponses exprimées, il ne faudrait pas dépasser 700 étrangers, soit environ 15 % dans une ville de 5 000 habitants. Mais la moitié des personnes interrogées (médiane) indique un seuil inférieur à 9 % environ. Le seuil est légèrement supérieur dans un ensemble de 100 logements : moyenne 18 % et médiane 10 % » (p. 850). Le même texte — très intéressant car les opinions exprimées à l’époque sont quasiment identiques à celles qui ont cours aujourd’hui — dresse en plus un classement des immigrés les plus ou les moins « sympas » (terme employé dans le questionnaire) selon les provenances (Belges et Italiens en tête, Nord-Africains et Africains noirs en queue de classement) et interroge sur le taux d’immigration « ressenti » par les enquêtés, celui-ci étant toujours supérieur aux chiffres réels.
L’idée d’un « seuil à ne pas dépasser », aujourd’hui encore assez en vogue, revient constamment sur le devant de la scène pour fixer des limites, souvent sous le couvert d’analyses scientifiques, mais de fait arbitraires, et ce, en occultant les raisons effectives des tensions entre les populations. Les exemples qui montrent que la xénophobie n’est pas fonction du nombre d’étrangers sont multiples et, parallèlement, les réactions virulentes contre l’immigration sont souvent le fait de personnes habitant dans des aires où le taux d’immigrés est particulièrement faible.
C’est plutôt la « réputation » ou la « représentation » de telle ou telle population immigrée qui détermine son niveau d’acceptation par les autochtones. Le mécanisme de production des représentations ou des stéréotypes est très complexe, mais sa construction a comme point de départ des généralisations indues, mettant en avant l’incompatibilité culturelle, la dangerosité, l’immoralité et/ou l’infériorité des populations concernéesQK.
Ces préjugés sont particulièrement prégnants lors de crises économiques (chômage, dégradation des services publics), en périodes d’insécurité (terrorisme, épidémies, guerres), de concentration spatiale de problématiques sociales (cité de transit, banlieues « sensibles », ghettos, etc.), de dysfonctionnements administratifs et politiques (manque d’organisation, crises institutionnelles, vide juridique). Ils sont alimentés par la désinformation et les campagnes xénophobes.
Tous les immigrés sont des étrangers, mais certains sont plus étrangers que d’autres
En France et ailleurs, comme le montre, entre autres, l’enquête de l’INED citée plus haut, l’opinion publique considère les nationalités ou les ethnies immigrées selon une sorte d’échelle de valeur ou de « désirabilité ». Elle s’établit plus ou moins consciemment à partir de plusieurs critères : revenu, statut juridique (communautaires, extracommunautaires, réguliers ou irréguliers), prestige international du pays d’origine, affinité religieuse, temps de présence en France, phénotype, etc. Aux « indésirables » reviennent les emplois les moins convoités, les salaires les plus bas et une faible reconnaissance de leurs droits humains et sociaux.
La grande majorité des nationaux ne connaissant les pays d’origine des migrants que de manière très approximative et utilisant des termes ou des surnoms souvent imprécis pour les nommer, dans cette section du Migral nous regrouperons délibérément les principales populations immigrées considérées comme « plus étrangères que les autres » sous des appellations reflétant l’amalgame courant opéré par l’opinion publique de l’Hexagone. Tout observateur averti se rendra compte que ces raccourcis ne sauraient donner la mesure de la multitude des différences ethniques, nationales, régionales et culturelles existantes.