Les « Indiens »
… ou plutôt les populations de l’« Asie du Sud »
Le terme « population d’origine sud-asiatique » se réfère à des immigrés et à leurs descendants originaires de différentes zones géographiques de l’Asie du Sud. Il s’agit, premièrement, d’individus provenant des pays issus de la décolonisation des territoires des empires britannique et français du sous-continent indien (Inde, Pakistan, Sri-Lanka, Bangladesh, Népal, Maldives, Bhoutan) ; deuxièmement, de personnes venues d’autres aires géographiques, mais dont les ascendants sont d’anciens émigrés d’Asie du Sud et qui revendiquent leur origine et leur culture sud-asiatique : descendants d’Indiens établis depuis le XIXe siècle à l’Île Maurice, à Madagascar, à La Réunion, au Vietnam, en Guadeloupe ou en Martinique.
Une grande confusion terminologique règne concernant ces personnes, que l’on a souvent tendance à désigner sous le terme « Indiens ». Si cet amalgame remonte à l’époque de la colonisation anglaise, un changement s’opère à partir de 1947 lors du démantèlement de l’Empire colonial britannique. Aujourd’hui, cette acception très large du terme « indien » pouvant s’avérer problématique au vu des disparités ethniques (Inde, Népal, Bhoutan, Bangladesh, Sri-Lanka, etc.), il est donc préférable d’utiliser le terme « Asiatiques du Sud ».
En règle générale, les populations d’Asie du Sud sont souvent méconnues du grand public, mais aussi des institutions qui travaillent avec elles, d’universitaires qui confondent Indo-Pakistanais, Indiens, etc., ainsi que de ceux qui mènent des politiques publiques en leur faveur, ce qui explique qu’il y ait parfois des erreurs de ciblage.
Ici, nous parlerons surtout des Indiens d’Inde, des Pakistanais, des Bangladais, des Sri-lankais, des Indo-Mauriciens et des Indo-Vietnamiens, les autres populations étant peu nombreuses en France. Les ethnies les plus représentées en France sont les Tamouls et les Pandjabis.
Ces groupes sont très hétérogènes puisqu’ils sont formés, d’une part, de personnes immigrées, et d’autre part, de personnes nées en France. La première catégorie regroupe des individus aux statuts juridiques très variés (réfugiés, détenteurs d’un titre de séjour, naturalisés, clandestins), alors que la seconde rassemble notamment des citoyens français des départements d’outre-mer (La Réunion, la Guadeloupe et la Martinique) et des anciennes colonies (Pondichéry, Indochine et Madagascar).
Ces populations, au phénotype très semblable, se caractérisent par une forte diversité ethnique, religieuse et linguistique, ce qui explique pourquoi nous évoquerons ces groupes d’Asiatiques du Sud séparément.
Les migrations durant l’époque coloniale
Les premiers phénomènes migratoires significatifs de l’ère contemporaine en provenance d’Asie du Sud apparaissent à l’époque de la colonisation sous la forme de deux flux distincts. Le premier, survenu suite à l’abolition progressive de l’esclavage (entre 1833 et 1865), concerne des « travailleurs engagés », dits « coolies », auxquels les colons britanniques, français et hollandais ont recours pour travailler dans les grandes plantations (sucre, café) abandonnées par les esclaves affranchis. Dans ce cas, il s’agissait surtout d’individus fuyant la misère, issus de basses castes comme les « intouchables », qui obtenaient ainsi un contrat de travail de cinq ans. Leur migration a généré un brassage important des populations qui, culturellement, se sont progressivement éloignées de la mère patrie.
Le second flux, qui intervient quasiment à la même période que le précédent, est en revanche constitué de « passagers libres » (sans engagement contractuel), appartenant plutôt à des « hautes » castes, des marchands originaires du sud ou du nord de l’Inde, qui viennent également peupler les territoires coloniaux des empires européens, où ils jouent le rôle d’intermédiaires entre les minorités blanches et la population majoritaire. Ils subiront des persécutions lors de l’indépendance, notamment en Afrique ou au Vietnam.
À cette époque, les populations d’Asie du Sud n’ont aucun lien avec la France, à l’exception des Pondichériens et des Indo-Vietnamiens qui se trouvent dans d’anciennes colonies françaises. Globalement, il y a très peu de migrations sud-asiatiques en direction du continent européen.
Les migrations postcoloniales vers l’Occident et le Golfe arabo-persique
À partir de 1947, année qui voit la fin de l’Empire des Indes et la naissance de deux États – l’Inde et le Pakistan des flux migratoires importants se dirigent vers le Royaume-Uni, ancienne puissance coloniale, qui décidera, quelques années plus tard, d’y mettre un frein. Si jusqu’au Commonweath Immigrants Act de 1962 (amendé en 1968 dans un sens plus restrictif), tout « citoyen du Royaume-Uni et des colonies » (CUKC) pouvait entrer librement sur le territoire britannique et y résider, la nouvelle loi limite en revanche le droit d’entrée et de séjour aux seuls détenteurs d’un passeport britannique. En 1971, le parlement anglais va plus loin, en adoptant l’Immigration Act, qui vise directement à stopper l’immigration en provenance du Commonwealth. Dès lors, les autres pays européens commencent à accueillir des migrants d’Asie du Sud. Cette immigration se fait donc par défaut.
Les migrations sud-asiatiques en France
Faute de données officielles sur la présence des groupes ethniques sud-asiatiques en France, seules des estimations permettent d’en évaluer le nombre. Les Tamouls, qui représentent le groupe principal, sont aujourd’hui estimés entre 100 000 et 150 000, majoritairement présents en Île-de-France, avec des pôles de regroupement en province (Lyon, Bordeaux et Strasbourg). La population tamoule est multiforme et hétérogène : elle compte des individus originaires d’Inde, de Pondichéry, du Sri-Lanka, mais aussi des Indo-Réunionnais, des Indo-Mauriciens (des personnes qui ont d’abord émigré à La Réunion ou à l’Île Maurice avant d’arriver dans l’Hexagone) et des Indo-Antillais (qui s’étaient autrefois établis dans ces territoires). Au sein de cette diaspora, deux grandes aires de provenance sont identifiables : l’État du Tamil Nadu (en Inde du Sud) et le Tamil Ealam (nom donné par les indépendantistes au territoire qu’ils revendiquent au nord du Sri-Lanka et dans sa partie Est). Parmi cette immigration tamoule, les Sri-lankais sont les plus nombreux, suivis par les personnes originaires des anciens comptoirs français de l’Inde (Pondichéry notamment).
En ce qui concerne les autres groupes ethnolinguistiques sud-asiatiques transnationaux présents en France, citons les Pandjabis, dont la majorité vient du Pakistan, les autres étant surtout des sikhs indiens. De leur côté les Bengalais sont, pour une partie d’entre eux, originaires de l’État indien du Bengale Occidental, les autres provenant de l’actuel Bangladesh.
a) Les Tamouls sri-lankais
Le premier exil forcé et massif des Tamouls sri-lankais en direction de la France a lieu en juillet 1983, moment où surviennent les pogroms du « juillet noir », épisode au cours duquel la population tamoule subit une vague de violences meurtrières.
Outre cet épisode, les migrations tamoules sri-lankaises vers la France s’effectuent en deux vagues. La première, durant les années 1970-1980, concerne surtout des hommes appartenant aux classes supérieures, aisées, urbaines et périurbaines, qui ont une famille au Sri-Lanka, qu’ils vont faire venir grâce au regroupement familial. La deuxième vague, qui survient dans les années 1990-2000, se compose surtout d’individus de classes ou de castes inférieures, provenant généralement de milieux ruraux.
Si les Tamouls arrivés avec la première vague migratoire sont, sur le plan politique, modérés, ceux arrivés avec la seconde manifestent des tendances plus extrémistes, prônant le recours à la violence pour faire entendre leur message politique (dans la droite ligne des Tigres de libération de l’Îlam tamoul ou LTTE, organisation indépendantiste tamoule du Sri-Lanka). En France, la diaspora tamoule sri-lankaise s’organise principalement autour de cette deuxième vague, ce qui débouche sur des actions violentes à l’encontre d’autres minorités sud-asiatiques : rackets, agressions, etc.
Dans les années 1990, les Tamouls sri-lankais représentent parmi les populations d’Asie du Sud le premier groupe de demandeurs d’asile en France. Si au début les demandes sont quasiment systématiquement rejetées, après juillet 1983, la France leur reconnaît très souvent le statut de réfugié. Pour ces individus, qui cherchent avant tout à se rendre au Royaume-Uni, l’Hexagone reste une destination par défaut.
Progressivement, ces immigrés tamouls sri-lankais ouvrent de nombreux commerces, qu’ils financent par le biais d’un système de crédit rotatif. Ces commerces n’arborent pas toujours des noms sri-lankais, évoquant plutôt l’Inde ou le Pakistan, davantage connus des autochtones. Plus ces commerces se développent, plus l’affirmation identitaire et ethnique se fait forte, notamment face à l’arrivée dans les mêmes quartiers d’autres minorités provenant de la même région. La population tamoule sri-lankaise présente dans l’Hexagone peut être qualifiée de véritable promotrice identitaire, puisqu’elle œuvre pour la visibilité de sa culture et la création d’une diaspora ethnique propre.
C’est en matière de religion que le processus d’ethnicisation est le plus visible. À leur arrivée, les Tamouls sri-lankais, majoritairement hindous malgré un fort pourcentage de chrétiens, ne disposent pas de lieux de culte. Peu à peu, des temples hindous vont voir le jour, ainsi qu’une forme d’ethnicisation de la religion, puisque les divinités tamoules sont mises en exergue.
En France, bien que l’on considère la population tamoule sri-lankaise comme la mieux « assimilée », à savoir la « moins visible », elle devient au contraire de plus en plus visible (pratique de l’hindouisme, élection de Tamouls sri-lankais dans les conseils municipaux de certaines villes, etc.). Un tissu associatif très dense contribue à ce phénomène, avec une organisation très hiérarchisée et une volonté de maintenir la mémoire du lieu d’origine et le nationalisme tamoul.
b) Les Tamouls pondichériens
Les premiers Tamouls à s’être installés en France ne sont pas sri-lankais mais pondichériens, ce qui s’explique par les liens coloniaux entre Pondichéry et la France.
L’histoire de cette immigration comporte trois grandes phases. La première, qui date de 1881, est liée à la publication d’un décret relatif à la naturalisation des Indiens, autorisant les natifs des deux sexes dans les Établissements français des Indes, à renoncer à leur statut personnel d’hindous pour être régis par les lois civiles françaises. Dès lors, ceux qui choisissent de renoncer à leur statut deviennent des citoyens français, soit environ 2 000 Indiens, dont la plupart sont catholiques (77%). La renonciation donne lieu à une émigration qui répond aux besoins de la fonction publique d’outre-mer, car en Indochine la France requiert des auxiliaires fiables pour administrer cette nouvelle colonie. Cela entraîne une émigration massive de Pondichériens ou Français d’origine pondichérienne vers l’Indochine, et certains quartiers de Pondichéry connaissent un véritable exode vers Saigon. Plus tard, après la défaite de Diên Biên Phu en 1956, et plus largement après la chute de Saigon en 1975, ces Pondichériens se dirigeront vers la France.
La deuxième phase migratoire a lieu lors de la Seconde Guerre mondiale. Pondichéry est la première colonie française à rejoindre le général De Gaulle après son appel du 18 juin 1940. Beaucoup de Pondichériens s’engagent dans l’armée française et, une fois la guerre terminée, ils sont envoyés en Indochine et en Algérie. Après quinze ans passés dans l’armée, ils ont le droit de prendre leur retraite, et certains font le choix de rester en France.
La troisième phase migratoire intervient après la rétrocession des Établissements français à l’Union indienne, le territoire de Pondichéry redevenant indien. Signé le 28 mai 1956, le traité consacrant la cession par la France à l’Union indienne de Pondichéry est entré en vigueur le 16 août 1962. Dès lors, les personnes nées à Pondichéry et domiciliées en Inde (y compris à Pondichéry) deviennent de nationalité indienne. Toutefois, le traité prévoit que les habitants peuvent choisir de conserver la nationalité française dans les six mois qui suivent son entrée en vigueur. Ce traité ayant été rédigé à la hâte, de nombreux vices de forme seront, et ce jusqu’à aujourd’hui encore, exploités par les Pondichériens pour acquérir la nationalité française.
La communauté pondichérienne s’organise selon des critères hiérarchiques traditionnels régis par le statut économique et le statut militaire (le grade). Ce n’est donc plus tellement la caste qui organise hiérarchiquement la communauté, comme cela est le cas pour les autres minorités d’Asie du Sud.
Nous retrouvons également une forme d’ethnicisation du fait religieux chez les Pondichériens, ce qui constitue en réalité une réponse au processus mis en place par les Tamouls sri-lankais.
c) Les autres groupes sud-asiatiques
Nous parlerons ici des migrants provenant d’Inde comme les Pandjabis et les Gujaratis (ainsi que les Indiens de Madagascar qui sont aussi des Gujaratis), et d’autres groupes sud-asiatiques comme les Pakistanais et les Bangladais.
La majorité des Pandjabis présents en France sont des sikhsQK. Ils sont environ 10 000, concentrés en Île-de-France, notamment en Seine-Saint-Denis. Leur présence est assez récente puisqu’elle ne remonte qu’aux années 1980, et fait suite à l’opération « Blue star » menée en 1984 par le gouvernement indien contre les sikhs désireux de créer un État indépendant. À partir de ce moment, une immigration clandestine des sikhs se développe vers la France, essentiellement masculine, mais qui se féminise à partir des années 1990 (les femmes ne représentent que 33 % des immigrés sikhs), phénomène qui se retrouve également chez les Bangladais et les Pakistanais. Les sikhs ne portent pas tous le turban ni la barbe ; ceux qui se rasent sont alors confondus avec des hindous. La plupart d’entre eux travaillent dans la maçonnerie, une sorte de « niche » pour les sikhs.
Les Pakistanais sont arrivés en France dans les années 1980. Beaucoup dirigent des restaurants, se servant de l’amalgame ethnique opéré par les autochtones pour revendiquer le plus souvent une cuisine indienne.
Des marchands Gujaratis, population hindoue originaire d’un État au nord de Bombay qui possède une langue propre, étaient déjà présents à Paris dans les années 1930. Cinquante ans plus tard, un millier d’émigrés provenant de la même région ont repris la route de l’Hexagone en se lançant dans le secteur du commerce.
La vague migratoire la plus récente est constituée par des Bangladais, arrivés en France dans les années 1990-2000. Ils travaillent essentiellement dans l’industrie textile.
Toutes ces populations se caractérisent par un taux élevé de clandestinité, des emplois précaires, et une très forte solidarité communautaire. En effet, lors de leur arrivée en France dans les années 1980, l’immigration de travail étant restreinte, ils ont été amenés à travailler surtout dans l’économie informelle : ménage, restauration, vente de fleurs, etc. Toutefois, la « solidarité communautaire », qui permet aux membres d’un même groupe ethnique de trouver un emploi grâce à son réseau de contacts, peut facilement se transformer en de la sévérité, voire de l’exploitation.
Ces groupes ethniques échappent totalement au dispositif national d’accueil.
Les trajectoires socio-résidentielles de ces populations montrent leur très forte volonté de ne pas se mélanger avec les autres immigrés, notamment en provenance d’Afrique subsaharienne et du Maghreb, qui jouissent d’une mauvaise réputation auprès des populations sud-asiatiques. Ces dernières cherchent à être propriétaires de leur logement le plus rapidement possible, notamment en banlieue. Ce choix de ne pas se mélanger se retrouve également dans le parcours scolaire des enfants, les familles refusant que leurs enfants nouent des liens avec les descendants d’immigrés maghrébins ou africains.
En général, ces populations pratiquent le multilinguisme, mais le français ne fait pas partie de leur bagage culturel. Même si la maîtrise du français est un élément important chez ces populations, les parents incitent leurs enfants à investir des filières d’études courtes comme les BTS ou des filières scientifiques (dans lesquelles la maîtrise du français n’est pas indispensable), gage pour eux d’une ascension sociale (par rapport à leur propre situation sociale).
Malgré les clivages entre ces différentes populations, des éléments participent à créer une sorte d’identité sud-asiatique, notamment le sport, le cinéma, la musique, etc.