Les concepts derrière les politiques
De la sociologie à la politique
À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, la France comme les États-Unis forgent leur « État-nation », la première devant homogénéiser et rassembler de multiples identités régionales, les seconds devant faire face à un pluralisme ethnique allant des Amérindiens aux colonisateurs blancs, en passant par les anciens esclaves noirs. Bien que les deux contextes soient différents, ils ont en commun un héritage historique basé sur une déclaration universelle des droits de l’homme et un contexte ponctuel de montée de la xénophobie face à l’afflux massif d’étrangers.
À l’époque, dans ces deux pays, l’idéologie dominante considère la « nation » comme un système abouti, figé, et les nouveaux apports ethniques et culturels des immigrés intrinsèquement incompatibles, « inassimilables ». Allant à l’encontre de ces idées reçues, des sociologues américains de l’École de Chicago – tels que William Isaac Thomas (1863-1947), Robert Ezra Park (1864-1944), Florian Witold Znaniecki (1882-1958) ou Ernest Watson Burgess (1886–1966) – ou français comme Émile Durkheim (1858-1917) s’emploient à démontrer que cette assimilation ou « intégration » est en revanche tout à fait possible : elle interviendrait même « automatiquement » chez les étrangers, surtout à partir de la « deuxième génération ». En outre, la confrontation (voire le conflit) de ces étrangers avec la société autochtone permettrait paradoxalement aux immigrés de se forger une conscience de leur « identité d’origine », indispensable pour interagir avec la culture locale, et adopter progressivement un nombre important de ses aspects.
Si l’idée d’« assimilation » apparaît donc comme une réaction positive face à des attitudes xénophobesQK et s’apparente au concept d’« intégration » qu’Émile Durkheim, dans son ouvrage Le Suicide (1897), décrit comme une sorte de mécanisme générateur de « cohésion sociale », elle acquiert plus tard une connotation plutôt négative dans les discours politiques.
Des « études communautaires » à la vulgarisation du terme « intégration »
Durant les années 1940, certains sociologues américains s’intéressant aux évolutions des « communautés » irlandaise, juive et italienne aux USA, parlent de leur « intégration » comme d’une étape préalable à leur « assimilation », vue comme la fin d’un processus de conformation aux modes de vie de la majorité nationaleQK. Entre 1949 et 1956, après une conférence organisée à Genève (1949) par l’Union internationale pour les études scientifiques sur la population, l’UNESCO se saisit de la problématique de l’« assimilation » et de l’« intégration » culturelle des immigrés et organise une première réunion à Paris (1950), puis une conférence internationale à la Havane (1956). Douze pays d’immigration (Australie, Brésil, Canada, Chili, Colombie, Costa Rica, République Dominicaine, France, Israël, Nouvelle Zélande, USA et Venezuela) participent à cette initiative et, en tant qu’observateurs, cinq pays d’émigration (République fédérale d’Allemagne, Italie, Japon, Pays-Bas, Espagne). Le rapport final, rédigé par le démographe australien Wilfred David Borrie, bien qu’il ne définisse aucunement les concepts employésQK, contribue à vulgariser les termes : « assimilation », « intégration », « adaptation », « insertion économique », « absorption », etc.
Quelques années plus tard, en 1964, le sociologue américain Milton Myron Gordon publie l’ouvrage « L’assimilation dans la vie américaine : le rôle de la race, de la religion et des origines nationales », dans lequel il expose sa théorie du « creuset des ethnies » (melting pot), en indiquant les (sept) étapes de la « fusion » des immigrés avec les autochtones dans une nouvelle synthèse ethnique et culturelle nationale.
À la même période, d’autres chercheurs (notamment Stanley Lieberson et Otis Dudley Duncan) essaient de mesurer la « diversité culturelle » entre les immigrés et la société d’accueil en l’interprétant comme une « distance » entre deux modes de vie. Lorsque cette distance devient nulle, les immigrés, désormais assimilés culturellement, deviennent « invisibles » aux yeux des autochtones, et ne sont donc plus perçus comme une « minorité ».
Le langage politique
À partir de l’après-guerre, parallèlement aux avancées des sciences sociales, l’utilisation dans le domaine politique des termes forgés par ces dernières s’accélère progressivement. Si au départ les responsables politiques des pays d’immigration visent clairement une « assimilation » rapide des immigrés pour apporter du « sang nouveau » à la nation, au fil du temps, au vu des difficultés pour parvenir à ce résultat dans des délais très courts, ils se contentent de parvenir à leur « invisibilisation » : « “Intégré” désigne alors l’ensemble des groupes d’origine étrangère qui ne font pas problème pour la population de souche »QK.
En France, le monde politique forge la plupart de son vocabulaire sur l’intégration en une quinzaine d’années, de la fin des années 1970 au début des années 1990. Le mot « insertion », souvent accolé à l’adjectif « économique » ou « professionnelle », est rapidement appliqué non seulement aux jeunes en difficulté et aux chômeurs, mais aussi aux immigrés. À cette époque, la République débat sur le concept le plus adéquat pour la construction d’une politique à l’égard des populations d’origine immigrée. Devant choisir entre celui d’« assimilation » (jugé trop fort), d’« insertion » (jugé trop faible), d’« adaptation » (jugé trop général) ou d’« intégration », elle adoptera finalement officiellement ce dernier en 1989. Parallèlement, elle désigne comme antonyme le « communautarisme », un vocable qui émerge entre 1989 et 1990, d’abord appliqué à la « communauté » homosexuelle, puis attribué à certains groupes immigrés, surtout musulmans. Parmi le peu de définitions savantes du terme « communautarisme », notons celle de Michèle Vianès : « demande de dérogations aux principes, lois, règles républicaines au nom de distinctions imaginaires que la raison ne peut vérifier de traditions i.e. demande d’exceptionnalité, de privilèges, de “passe-droits”, d’affirmative action » (Intervention à Marseille au théâtre Toursky, le 10 avril 2007)QK.
Malgré une sorte de consensus général autour du terme « intégration républicaine », des années 2000 à 2010 nous assistons dans l’Hexagone à une lente agonie de cet idéal (Cf. la fiche [#627]), remplacé par des substituts à l’apparence plus simple et aux objectifs plus atteignables ou recadrés par les définitions officielles élaborées par l’UE.