Une policière contrôle une réfugiée et sa fille à la frontière germano-autrichienne - © Libération

Le contrôle des frontières

Les êtres humains sont “mobiles” et par nature la Terre n’a pas de “propriétaire”. De ce fait, les frontières politiques entre les peuples, bien que justifiées en raison de différents critères (protection, appartenance, etc.), possèdent à jamais un caractère artificiel. Les nombreuses modifications qu’elles ont subi et qu’elles continuent de subir en sont la preuve.

Malgré cette évidence, la rhétorique des États tend souvent à transformer une réalité provisoire et sujette aux changements historiques en un fait immuable/absolu : ils prétendent que leur territoire est national, à savoir « appartenant à une nation-ethnie » homogène, qui doit se protéger des attaques et des ingérences des nations étrangères. Cette idéologie, qui, à l’époque de la décolonisation est au fondement du principe d’autodétermination des peuples, et qui suppose que ces derniers possèdent des caractéristiques immuables, se heurte à l’impossibilité de dessiner concrètement les contours de termes tels que « peuple », « identité nationale » ou « nation ». En effet, ces concepts ne font pas référence à une réalité totalement objective, mais résultent d’une « adhésion » subjective plus ou moins consciente de nombreux individus à une entité souveraine, par laquelle ils s’identifient à un groupe, à un territoire et à des éléments culturels particuliers.

Si les frontières, les États, les groupes nationaux, les ethnies et les cultures sont toujours le fruit d’une construction sociale/artificielle, les besoins auxquels ces éléments répondent sont en revanche tout à fait naturels : en tant qu’animal social et rationnel, l’être humain doit disposer d’un espace personnel, d’une protection, d’une affiliation à un groupe de « semblables », d’une identification et d’une détermination de son identité.

Ouverture ou fermeture des frontières nationales ?

Actuellement, la plupart des pays d’immigration cherchent à renforcer le contrôle de leurs frontières par différents moyens, une démarche qui, au lieu d’aboutir à un arrêt des flux des personnes qu’ils considèrent comme « indésirables », ne parvient qu’à entraver partiellement leur chemin au prix de nombreuses vies humaines. Face à ce constat, beaucoup de chercheurs, de militants associatifs et d’intellectuels s’interrogent sur l’utilité d’une telle politique. Certains ont même prôné la suppression totale des frontières, s’exposant aux critiques de ceux qui soutiennent qu’un tel scénario serait totalement utopique.

En réalité, le vrai débat en matière de frontières ne devrait porter ni sur leur maintien ni sur leur suppression, mais plutôt sur la manière de les concevoir et de les interpréter.

Au cours de l’histoire, l’homme a toujours vécu à l’intérieur de certains espaces géographiques, ethniques et culturels, mais ces délimitations n’ont pas été pensées partout et à toutes les époques de la même manière. Ainsi, au Proche-Orient, dans l’Antiquité, les « États » s’étendaient sur des territoires très fragmentés, qui constituaient une série d’enclaves correspondant aux possessions de clans familiaux qui n’instauraient pas de péages à l’entrée de leurs pays. Dans ce cas, les frontières étaient très approximatives, chaque peuple revendiquant des espaces plus grands que ceux qu’il occupait. Ailleurs, en revanche, la « peur de l’invasion » — barbare, mongole ou sémitique — a été à l’origine de la construction par les anciens empires (égyptien, perse, helléniste, romain, chinois, byzantin, etc.) de véritables murailles, surveillées par des garnisons de soldats.

Si à l’époque coloniale, les colonisateurs se sont cantonnés à établir des « zones d’influence » pour exercer leur pouvoir sur d’importantes régions du monde sans dresser des douanes ou des murs, au XXe siècle les deux guerres mondiales ont vu la course des puissances belligérantes à la militarisation des frontières, en accentuant la distance qui séparait les nationaux des étrangers.

Ces quelques références historiques montrent, d’une part, que les frontières ont pris des formes très diverses, et, d’autre part, que leur fortification a été directement proportionnelle à la peur ressentie par certains États.

Les forteresses contemporaines

Après l’établissement du « rideau de fer » entre les blocs capitaliste et communiste qui, dans tous les continents, a caractérisé la vie des peuples de l’après-guerre jusqu’à la fin des années 1980, une nouvelle forme de frontière a émergé dans la plupart des régions du « premier monde », destination d’importants flux de main-d’œuvre étrangère.

Dans l’Union européenne, aux États-Unis, en Israël, en Afrique du Sud, en Australie et dans bien d’autres pays, les gouvernements respectifs, soutenus par une large partie de l’opinion publique, ont mis en place des systèmes de plus en plus coûteux et sophistiqués, dérivés de la technologie militaire, pour endiguer ce qu’aujourd’hui encore ils estiment être, au-delà des lignes qui les séparent du « tiers-monde », un flot humain de misère, de terrorisme, de chaos et de troubles, prêt à se déverser sur leur territoire.

Au milieu des années 1980, dans la perspective de la signature des accords de Schengen, de nombreux observateurs ont qualifié le système européen visant à sécuriser les frontières extérieures de « Forteresse Europe ». Cette formule faisait allusion à une expression utilisée par Adolf Hitler au cours de la Deuxième Guerre mondiale pour décrire la situation d’un IIIe Reich qui occupait la majorité du Vieux Continent, isolé et en guerre contre le reste du monde. Le but affiché par ce système était en effet le contrôle total des flux migratoires, ainsi que la maîtrise des effets de la mondialisation sauvage (criminalité internationale, terrorisme, etc.).

Externalisation des frontières et « vie à la frontière »

Pour rendre les frontières imperméables face aux flux d’indésirables, la vraie nouveauté réside dans le fait que des pays entiers sont devenus des zones frontières (par exemple, le Mexique pour les migrants d’Amérique centrale voulant rejoindre les USA) et que nombre de pays d’immigration externalisent les procédures relatives à l’entrée et au séjour des étrangers. Désormais, les pays de destination souhaitent que toutes les démarches administratives liées à un éventuel franchissement légal de leurs frontières soient effectuées hors du territoire national, par des pays de transit (et parfois même par des pays d’origine) ayant accepté – moyennant d’importantes aides économiques de devenir leurs gardes-frontières. Cette politique de contrôle à distance des flux migratoires, qui ne permet que très difficilement une admission dans le pays concerné, finit par alimenter la migration irrégulière : les réseaux de passeurs et les sans-papiers, ces derniers étant condamnés à vivre pendant des années « à la frontière » dans un état de précarité et de vulnérabilité.

Cet état de choses, peu conforme à toute éthique, tire sa raison d’être de la peur – le plus souvent disproportionnée des opinions publiques à l’égard de toute source d’insécurité, les pays d’immigration persistant à investir dans la construction de nouveaux « murs » plutôt que dans la construction de « ponts » de communication entre les peuples.

Courriel
Facebook
Twitter
Flux RSS
Outils
Recherche