L’externalisation du contrôle des frontières
Afin de lutter contre l’immigration irrégulière et les réseaux de passeurs, de plus en plus d’États occidentaux cherchent à impliquer les pays tiers – d’origine et de transit des migrants – dans le contrôle des frontières. Cette démarche peut être considérée comme une forme d’externalisation des politiques migratoires, puisqu’il s’agit en réalité de transférer à un ou plusieurs États la responsabilité d’une partie de la gestion des flux migratoires.
C’est notamment le cas de l’Union européenne (UE) et de ses États membres, puisque dès le Conseil européen de Tampere, les 15 et 16 octobre 1999, des partenariats sont envisagés avec les pays tiers afin de mieux contrôler les frontières extérieures de l’UE face au phénomène de l’immigration irrégulière.
Concrètement, cette externalisation de la politique migratoire européenne s’est traduite de deux manières. Premièrement, des accords de réadmission ont été négociés avec les pays tiers, ces derniers s’engageant à réadmettre leurs ressortissants ainsi que les étrangers ayant transité par leur territoire et présents illégalement sur le territoire de l’UE. Deuxièmement, l’UE et ses États membres ont encouragé les pays tiers, à travers divers mécanismes, à mieux maîtriser leurs frontières pour réduire les flux migratoires irréguliers en direction du territoire européen. Pour que cette coopération soit attractive pour les pays d’origine, qui n’ont pas forcément comme priorité (ni intérêt) le contrôle de leurs frontières, l’UE leur a promis en échange différents avantages.
La signature d’accords de réadmission
Pour l’UE et ses États membres les accords de réadmission sont devenus un véritable outil de lutte contre l’immigration irrégulière, les pays tiers signataires s’engageant à réadmettre non seulement leurs propres citoyens, mais aussi les extracommunautaires et les apatrides ayant transité par leur territoire.
Depuis la fin des années 1990, de nombreux accords ont ainsi été négociés avec des pays tiers, conclus dans un cadre bilatéral ou communautaire. En effet, lors de la signature du traité d’Amsterdam (2 octobre 1997), les États membres se sont engagés à conclure ce type d’accords afin de promouvoir la lutte contre l’immigration irrégulière.
Dans la pratique, cette volonté politique a abouti, par exemple, à la signature de l’accord de Cotonou, le 23 juin 2000, entre l’Union européenne et 79 pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP)QK. Dans ce protocole, qui vise à concilier coopération économique et commerciale, dialogue politique et aide au développement, l’UE a inséré une clause obligeant les États ACP à réadmettre leurs ressortissants entrés irrégulièrement sur son territoire.
Cette première forme d’externalisation de la politique migratoire de l’UE a été confirmée par les conclusions du Conseil européen de Séville (21-22 juin 2002), lesquelles prévoient que tout accord de coopération, d’association ou accord équivalent doit contenir une clause de réadmission obligatoire en cas d’immigration irrégulière. Ainsi, tout accord commercial ou d’aide au développement n’est possible que si les États du Sud collaborent avec l’UE en vue de réadmettre leurs ressortissants en situation irrégulière, selon le principe du « donnant-donnant ».
La coopération en matière de contrôle des frontières
Dans sa volonté de « partager le fardeau » du contrôle de ses frontières extérieures, l’Union européenne cherche à coopérer avec les pays tiers pour inciter ces derniers à mieux lutter contre les migrants irréguliers provenant de leur territoire et à améliorer le contrôle de leurs propres frontières. C’est ainsi que l’UE participe au financement des infrastructures du dispositif de contrôle frontalier de certains pays tiers, en particulier au sud et à l’est de la Méditerranée. De même, l’UE a créé en 2004 un réseau d’officiers européens de liaison « Immigration » (OLI) qu’elle déploie dans certains pays tiers, avec pour objectif de « contribuer à la prévention de l’immigration illégale et à la lutte contre ce phénomène, au retour des immigrés illégaux et à la gestion de l’immigration illégale ». Dans la pratique, ces officiers de liaison sont censés aider les autorités locales à vérifier la validité des documents de transport des individus voyageant depuis ces pays en direction de l’UE.
Cette coopération est également au cœur de certains programmes d’aide mis en place par l’UE, comme la Politique européenne de voisinage (PEV), formulée en mars 2003 par la Commission, dans laquelle figurent des éléments relatifs à la gestion des flux migratoires et au contrôle des frontières par les pays d’origine se trouvant dans le voisinage immédiat de l’Union européenne.
L’externalisation : quel intérêt pour les différentes parties ?
Les motivations des États qui cherchent à externaliser le contrôle des frontières sont assez facilement identifiables. Pour eux, il s’agit avant tout de réduire les dépenses affectées à la lutte contre l’immigration irrégulière dans un contexte plus général de dépenses budgétaires. Ensuite, cela leur permet de déléguer cette responsabilité aux pays tiers, même si cela peut se révéler problématique lorsque ces derniers ne sont pas réputés pour être des pays respectueux des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Ainsi, les accords conclus entre l’Italie et la Libye au cours des années 2000 et renouvelés en 2017 ont certes permis d’entraver une route migratoire en direction du territoire européen, mais au prix de violations à l’encontre des migrants présents en Libye. Enfin, dans le cas de l’Union européenne, cette externalisation permet d’éluder en partie certains débats sur le « partage du fardeau » du contrôle des frontières extérieures, celui-ci ne reposant en grande partie que sur quelques États en raison de leur situation géographique (Espagne, Italie, Grèce, etc.). Même si cette question revient régulièrement sur le devant de la scène, il est fort probable que l’externalisation permette pour l’instant d’éviter les tentations de rétablissement des contrôles aux frontières intérieures de l’espace Schengen.
À l’inverse, cette coopération en matière de contrôle des frontières est difficilement acceptable par les pays d’origine ou de transit des migrants. En effet, cette implication dans la lutte contre l’immigration irrégulière représente pour eux un coût financier, alors qu’ils bénéficient dans le même temps des retombées des transferts de fonds envoyés par les migrants à leur famille restée au pays. C’est pourquoi des mesures incitatives sont mises en place par les États qui cherchent à externaliser le contrôle de leurs frontières, pour que cette coopération devienne attractive pour les pays tiers. Cela explique pourquoi de nombreux accords commerciaux et programmes d’aide au développement élaborés par l’Union européenne comportent un principe de conditionnalité en matière de gestion des flux migratoires. Toutefois, le risque est que l’aide au développement, censé bénéficier aux populations des pays tiers, se transforme peu à peu en une source de financement des infrastructures de renforcement du contrôle frontalier.
L’externalisation en direction du secteur privé
Si de nombreux États cherchent à confier des missions de gestion des flux migratoires à des pays tiers, ils délèguent également des tâches de contrôle des frontières au secteur privé. Cette sous-traitance peut prendre la forme d’un marché classique passé entre l’État et une entreprise en vue d’assurer ces missions pourtant régaliennes. C’est par exemple le cas de l’Algérie, qui a décidé en 2012 de faire appel à Sécuricom, une société spécialisée dans les prestations de sécurité aéroportuaires, afin de contrôler la validité des documents des voyageurs, de surveiller la zone d’entrée et de sortie des passagers au sein de certains aéroports du pays, et de fouiller le personnel qui intervient dans la préparation des avions lors de leur escale sur le sol algérien. Certaines missions de contrôle des frontières peuvent également être imposées à des acteurs privés, comme le montre l’instauration des « sanctions à l’encontre des transporteurs ». Par une directive de 2001 l’Union européenne a mis en place un système de sanctions financières à l’encontre des transporteurs coupables d’acheminer sur le territoire européen des individus dont les documents de voyage ne sont pas valides. Ainsi, ce texte a poussé certains acteurs du secteur privé, comme les compagnies aériennes, à s’impliquer dans le contrôle des frontières.