Les enfants d’émigrés restés au pays

Une famille avec des enfants de migrants restés au pays dans le village de Bijie en Chine - © South China Morning Post

La migration de main-d’œuvre a toujours engendré de longues périodes de séparation pour beaucoup d’enfants de migrants qui voyaient partir leurs parents à l’étranger, qu’il s’agisse d’un seul d’entre eux ou bien des deux en même temps. Toutefois, les études sur la condition de ces mineurs sont relativement récentes, les chercheurs et les organismes spécialisés s’étant dans un premier temps focalisés sur le sort des enfants d’immigrés présents dans le pays d’accueil.

C’est durant les années 1990 que les articles commencent à fleurir sur le sujet, après le développement des études sur la migration au prisme du genre et alors que d’autres recherches se penchent sur l’analyse de la « culture de la migration », à savoir l’environnement social et familial considéré comme propice à l’« aventure migratoire ». Les spécialistes de la migration abordent alors cette thématique selon deux axes : les évolutions de la paternité/maternité en migration, et la détermination des causes socio-culturelles (et donc non économiques) de la mobilité humaine. Parallèlement, au cours des années 2000, certains organismes internationaux (OIM, BIT, Unicef) promeuvent et financent des initiatives à l’adresse de ces « enfants laissés derrière » (children left behind), tout comme le fera l’Union européenne pendant la période 2007-2013 dans le cadre des politiques qu’elle consacre aux enfants en général. L’Unicef est parmi les premiers à avancer en 2008 des chiffres particulièrement évocateurs : un million de mineurs sri lankais laissés au pays par leurs mères migrantes ; entre 8 et 9 millions d’enfants philippins vivraient séparés de leurs parents (27% des enfants du pays) ; 31% d’enfants moldaves ont au moins un parent émigré ; 13% de Mexicains aux États-Unis séparés de leurs enfants restés au pays.

Si les études sont relativement tardives, c’est parce qu’elles répondent à plusieurs évolutions survenues dans le panorama migratoire. L’une des principales concerne la circulation des personnes, facilitée par les progrès dans le domaine des transports, mais qui est paradoxalement entravée par des politiques migratoires de plus en plus restrictives qui engendrent l’éclatement des familles des migrants. En effet, si les pays d’immigration craignent une migration d’installation et essaient de faire barrage au regroupement familial, les pays d’émigration préfèrent quant à eux que les membres des familles des migrants ne quittent pas tous ensemble leur patrie, afin de s’assurer un apport économique précieux grâce aux transferts de fonds générés par les migrants. Cette situation induit la formation de « familles transnationales », dont les membres vivent dans deux ou plusieurs pays tout en conservant une certaine unité grâce aux moyens de communication et à l’échange de biens. En même temps, l’essor de la migration féminine au cours des quarante dernières années, censée redéfinir les rôles au sein de la famille traditionnelle pour tendre vers une plus grande implication des hommes dans les tâches ménagères et familiales, débouche, au contraire, le plus souvent sur une « maternité à distance ».

Dans quelles régions du monde le phénomène des « enfants restés au pays » est-il particulièrement important ?

Qui dit émigrés dit souvent enfants restés au pays, et les cas de figure sont multiples : a) enfants nés et laissés au pays ; b) enfants nés à l’étranger et aussitôt renvoyés au pays ; c) enfants dont le père a émigré ; d) enfants dont la mère a émigré ; e) enfants dont les deux parents ont émigré ; f) enfants de famille monoparentale dont le parent a émigré ; g) enfants dont le/les parent/s a/ont constitué une autre famille à l’étranger ; h) enfants dont les parents ont divorcé ou se sont séparés et qui vivent à l’étranger dans des pays différents, etc.

Sous prétexte que l’absence du père semblerait moins préjudiciable pour les enfants (ce qui reste à démontrer), les spécialistes de la migration et les institutions ont surtout porté leur attention sur les pays ou aires géographiques où le pourcentage de migrantes est nettement supérieur à celui des migrants et où les transferts de fonds sont particulièrement importants : l’Europe de l’Est, les Caraïbes, les pays andins du Nord et, dans certains cas particuliers, l’Asie du Sud-Est (la migration philippine en Europe, par exemple, est très majoritairement composée de femmes). L’absence du père est, quant à elle, considérée comme ayant une incidence indirecte sur les enfants d’émigrés, puisqu’elle pèserait d’abord sur les épouses, qui tendraient à répercuter sur leur progéniture leur solitude par des changements d’humeur soudains (agressivité suivie de tendresse, celle-ci étant la conséquence du sentiment de culpabilité qui en découle).

Constats

Analyser et a fortiori « mesurer » l’impact de la migration sur les enfants d’émigrés restés au pays s’avère très complexe, les variables à prendre en compte étant trop nombreuses et peu maîtrisables : âge, histoire et contexte familial, cadre culturel, personnalité des acteurs, condition sociale, réalité politique, etc. Ce qui n’a pas empêché certains chercheurs de se lancer dans un calcul des « facteurs de risque » de ce phénomène, avec des résultats assez disparates.

Les enquêtes, malgré leur rigueur, doivent faire face à un double défi : la difficulté d’interroger des enfants qui ont refoulé certaines problématiques et l’impossibilité de calculer avec précision les répercussions psychologiques dues à l’absence d’un ou des deux parents.

Cependant, les travaux scientifiques convergent en un certain nombre de points.

Un premier aspect indéniable de la condition d’enfant d’émigré resté au pays réside dans des ressources économiques plus importantes grâce aux transferts de fonds des parents, ce qui crée un clivage entre les enfants d’émigrés et leurs pairs, même au sein de la famille élargie qui prend soin d’eux. Ils fréquentent le plus souvent des écoles privées, disposent de plus de « gadgets », symboles d’un statut économique supérieur, tendent à exiger plus de cadeaux et d’attentions. Considérés comme de condition plus aisée, ils s’exposent à l’envie et/ou à la rivalité de la part de leurs camarades.

Mieux nourris, mieux logés et mieux scolarisés, ces enfants réussissent en revanche un peu moins bien à l’école, non par manque de capacités intellectuelles, mais par manque de motivation. Lorsque la mère (plutôt que le père) est absente, leurs performances scolaires sont encore moins bonnes comparées à celles de leurs pairs dont les parents n’ont pas migré. Il arrive également, plus rarement, que viennent s’ajouter des troubles du comportement. Par ailleurs, les recherches révèlent que l’éloignement aurait des effets nettement plus perceptibles chez les garçons.

Les personnes ou les familles qui prennent en charge ces enfants jouent un rôle important. Il s’agit normalement de proches, très souvent les mères ou les sœurs des migrants, ces derniers préférant, quand ils ou elles le peuvent, ne pas faire appel à la belle-famille. Pour les tuteurs, ces enfants représentent une source de revenu parfois importante, exposant les parents à des risques de surexploitation.

La vie des enfants d’émigrés

Bien que dans certains pays, régions et villages les enfants dont les parents sont à l’étranger soient nombreux et ne soient donc pas considérés comme « hors norme », ils appartiennent à une catégorie d’individus avec des besoins spécifiques, devant concilier leur existence avec le fait de grandir sans leurs repères éducatifs par excellence. Dans la plupart des cas, leur éducation se fait davantage via la télé ou d’autres acteurs que leurs parents et ils cherchent une explication face à une absence qui pourrait leur apparaître comme un « abandon ».

Les recherches montrent par ailleurs que, quel que soit leur âge, ils connaissent les raisons officielles de la migration de leur/s parent/s : d’après eux, ces derniers sont partis pour acquérir plus de bien-être et pour que leurs descendants puissent poursuivre leurs études. Ces motivations perdent de leur crédibilité au fil du temps, car elles sont acceptées à condition que la période de séparation soit relativement courte : un enfant ne peut pas toujours comprendre les raisons administratives et existentielles qui maintiennent son/ses parent/s à l’étranger. Le temps passant, ces enfants (fils et filles) s’appuient affectivement davantage sur leurs tuteurs, développent une certaine « indépendance » face aux décisions des adultes, ou bien se réfugient dans l’apathie en rêvant à un monde imaginaire. Si les garçons expriment cela de manière plus visible à travers un comportement indiscipliné, les filles ont moins l’occasion de se défouler et, lorsqu’elles ont des frères cadets, elles se voient confier des tâches habituellement dévolues aux parents.

Le statut des migrants irréguliers est à l’origine d’un éloignement très prolongé des parents de leurs enfants. Si parmi ces derniers d’aucuns ont pu être préparés à la période de séparation, d’autres n’étaient encore que des bébés au moment du départ de leurs parents, parfois ne rencontrant ces derniers qu’au bout de quatre à dix ans.

Interrogés sur le choix migratoire de leur/s parent/s, les enfants ont souvent tendance à les justifier et, ce qui n’est pas rare, affirment les admirer, tels des aventuriers qui risquent tout pour une vie meilleureQK. Il n’empêche, au quotidien cette absence physique engendre des difficultés de communication imputables au manque de familiarité.

Si tout enfant a à cœur que ses parents soient présents lors des événements majeurs (fêtes, cérémonies) qui jalonnent son existence, pour les enfants d’émigrés restés au pays l’absence de leurs parents dans ces moments forts les affecte encore plus.

Si beaucoup d’enfants souhaitent que leurs parents reviennent le plus rapidement possible au pays, d’autres, en revanche, notamment durant l’adolescence, préféreraient les rejoindre dans les « terres mythiques » de l’immigration, pays de cocagne d’où proviennent l’argent et les biens qu’ils reçoivent régulièrement.

Conclusion

La migration est un engrenage mondial au sein duquel les migrants représentent le « maillon faible », qui en subit les pires conséquences : exploitation, humiliation, dévalorisation, déracinement, souffrance. Or, les organismes humanitaires internationaux, en consacrant des « manuels » de bonnes pratiques aux parents d’enfants restés au pays, tendent à les culpabiliser. En effet, ils auront beaucoup plus de difficultés à les suivre, car ces manuels supposent que le choix de la migration ainsi que les conditions de sa réalisation sont parfaitement planifiables. Or, pour réunir les membres des familles séparés par la migration, il faut plus que des manuels : des politiques plus humaines et moins soumises aux intérêts économiques et politiques des États et des entreprises.

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