L’interculturel via l’école
Le pluralisme culturel est un constat
Le modèle de l’État-nation a conduit à un effort considérable d’uniformisation culturelle au sein de la plupart des pays. Initiée à la fin du XIXe siècle, elle s’est poursuivie jusqu’aux années 1970, avant de se heurter à la résistance de populations entières voulant sauvegarder leurs spécificités locales et régionales. Ces dernières décennies, face à la mondialisation croissante, des mouvements locaux se sont ainsi fixés comme objectif de protéger l’« identité culturelle » (linguistique, ethnique et religieuse) de leur territoire.
L’Europe est probablement le continent qui compte la plus forte concentration de cultures différentes au sein d’un espace géographique relativement réduit. Lors de la construction de la Communauté européenne comme nouvelle entité supranationale continentale, les responsables politiques des pays fondateurs se sont alors posé la question de la gestion de cette « diversité des cultures ». En 1954, le Conseil de l’Europe, qui compte un plus grand nombre de représentants nationaux que l’UE, a voulu répondre à ces questionnements en faisant ratifier par ses adhérents une Convention culturelle qui engage chaque pays à promouvoir « chez ses nationaux l'étude des langues, de l'histoire et de la civilisation des autres Parties contractantes » et à offrir « à ces dernières sur son territoire des facilités en vue de développer semblables études ». Cet acte officiel reconnaît la pluralité culturelle de l’Europe, sans remettre en cause son unité, terme à ne pas confondre avec celui d’unicité, qui réduirait toutes les cultures à une seule expression culturelle.
Les orientations du Conseil de l’Europe se fondent sur la conviction que dans une société culturellement plurielle la cohésion sociale, loin d’être le produit d’une homogénéisation de toutes les diversités, se fonde sur la (re)connaissance mutuelle des différences : l’interculturel.
Immigration et interculturel. Première avancée : des interventions spécifiques
Si en 1954 les États signataires de la Convention culturelle européenne avaient surtout à l’esprit les minorités autochtones et les populations des États membres du Conseil de l’Europe, dans la pratique il était impossible de faire abstraction des populations immigrées, en dépit des tendances « assimilationnistes » des politiques nationales.
Au début des années 1970, l’arrivée d’enfants d’immigrés dans les écoles françaises, belges, néerlandaises, luxembourgeoises, allemandes, suisses, etc., a poussé les responsables des politiques d’éducation à adopter des mesures spécifiques, suite au constat que ces élèves semblaient suivre les programmes avec difficulté. Un phénomène analogue se reproduira dans les années 2000 dans des pays d’immigration plus récente, comme l’Italie, l’Espagne, le Portugal et la Grèce. Les deux premières préoccupations des instituteurs, très pragmatiques, portaient sur l’apprentissage de la langue nationale et sur les répercussions du retard éducatif des enfants d’immigrés sur l’ensemble des élèves. La création de classes spéciales, certes utile, présentait cependant un double inconvénient : la dévalorisation de la culture d’origine des parents, considérée comme un « handicap » pour les enfants, et la séparation avec les enfants d’autochtones, considérés implicitement comme « meilleurs ».
Immigration et interculturel. Deuxième avancée : la communication d’abord
Dans les quartiers caractérisés par une forte concentration de familles ouvrières immigrées, certains enseignants, insatisfaits des classes spéciales, ont alors imputé les retards éducatifs des élèves enfants d’immigrés à un malaise plus profond relevant d’un déficit de communication tout court. Selon eux, les enfants devaient avant tout pouvoir communiquer, extérioriser leurs pensées, quitte à laisser de côté l’exactitude formelle de leur expression. À l’évidence, les programmes et les méthodes scolaires traditionnels n’étaient pas en mesure de « débloquer » l’expression des enfants d’immigrés. C’est ainsi que certains établissements scolaires ont alors mis en place des classes expérimentales, structurées autour d’une éducation plus « ludique » et plus « sereine » pour éviter de stresser les élèves en leur donnant une image plus positive de l’apprentissage. Par des jeux, des correspondances épistolaires avec d’autres écoles, des excursions ou des travaux de groupe, les éducateurs adeptes de ces méthodes ont tenté de développer les capacités des élèves qui semblaient accuser d’importants retards éducatifs. La prise de risque était considérable, car dans le système scolaire chaque étape éducative est censée atteindre un certain nombre d’objectifs pour être validée ; or les classes expérimentales pouvaient ne pas parvenir à les réaliser.
Immigration et interculturel. Troisième avancée : la valorisation des « cultures d’origine »
De manière implicite, les programmes scolaires tentent toujours de mettre en valeur la culture nationale au détriment des cultures étrangères. Le problème n’est pas tant la place centrale à donner à la culture autochtone – ce qui est tout à fait logique , mais plutôt dans la construction d’une échelle de valeurs entre les cultures, en considérant que certaines sont supérieures à d’autres. Dans ce cas, le piège dans lequel les éducateurs peuvent tomber est de considérer les cultures du point de vue de leur contenu ou de leurs réalisations (inventions, œuvres d’art, conquêtes, principes moraux, etc.), sans reconnaître leur rôle essentiel dans le développement humain d’un groupe particulier. En effet chaque culture, quelle qu’elle soit, apporte aux membres de son groupe un langage, une vision du monde, des repères (historiques, cognitifs, sociaux, etc.) qui leur ont permis de développer leur esprit. Dans cette optique, toutes les cultures ne font que répondre aux mêmes besoins humains d’objectiver la réalité, de communiquer, d’interagir socialement, de cumuler les expériences et de progresser dans le domaine de la connaissance et des techniques.
Durant les années 1970 et 1980, une minorité d’éducateurs a pris conscience que les progrès scolaires des enfants d’immigrés étaient entravés par des blocages affectifs plutôt que cognitifs : ils percevaient inconsciemment l’environnement éducatif (enseignants, camarades, familles autochtones) comme hostile et y répondaient de différentes manières : honte, rébellion, rejet, etc. Pour ces éducateurs, il devint évident que l’éducation de ces enfants devait donc passer par une valorisation des langues et cultures d’origine des parents, non pas dans le cadre des classes spéciales, mais dans celui du cursus classique. À partir de ces considérations, en Europe occidentale quelques dizaines d’établissements scolaires ont expérimenté un parcours interculturel proposant à tous les élèves des matières enseignées soit dans la langue nationale soit dans les langues d’origine. Même si le résultat n’a pas été à la hauteur des attentes en raison des difficultés inhérentes à la réalisation de tels programmes, il n’en reste pas moins que l’intuition des premiers tenants de ces méthodes s’est vérifiée et a été démontrée par les résultats positifs obtenus grâce à l’enseignement (même par le biais de cours privés) des langues et cultures d’origine parallèlement aux cours classiques.
Toutes ces expériences et tentatives ont permis d’aboutir, vers la fin des années 1990 (y compris grâce à leurs « erreurs »), à l’élaboration de certains principes dont il faut tenir compte pour faire en sorte que l’école soit en phase avec les exigences de l’interculturel. Ce sera l’objet de la fiche suivante.